PERSONNAGES
Assise sur une chaise à dossier droit de la pâtisserie Verdonck, elle est vêtue d’une robe noire arrivant aux mollets, et sur ses cheveux blancs, comme une crêpe, un petit chapeau de tulle noire, agrafé d’un camée. Penchée vers le comptoir, elle contemple les babas au rhum qui lui font monter l’eau à la bouche. Assis à la table voisine, seul comme d’habitude, je la regarde. Mon chien Pitz, loulou de Poméranie, accompagne mon vieil âge. Je voudrais parler à la dame car je ne rencontre plus personne, mes amis sont morts ou disparus, et les femmes me trouvent un caractère difficile qui empêche l’amour. J’en ai pris mon parti. Pas grave. Mais une conversation de temps en temps avec des personnes inconnues au cours de promenades, cela me plaît.
Je la vois qui lève un bras pour se signaler à Madame Verdonck, elle voudrait un des fameux babas. Moi aussi, mais je surveille mon poids, ma tension, un diabète ennemi des sucreries consolatrices. Je souris à Madame Verdonck et je continue à boire sans sucre mon café Gamma délices à petites gorgées. Je ne cesse pas d’observer la vieille dame tandis que mon chien dort à mes pieds tout près du radiateur. Nous sommes en novembre. La dame grignote son baba, avec une fourchette minuscule et pour recueillir le rhum exquis, une cuillère tout aussi petite. Je connais ce goût fort qui prend la gorge et réchauffe la tête. Mais rien de sucré ce jour. Je suis vieux, malade. Je marche avec précaution. Il ne faut pas commander une chaise roulante. Qui me pousserait ?
Il n’y a pas de clients aux autres tables, le salon de thé a les murs peints en rose avec des rideaux blancs aux deux fenêtres. De petits anges nus en plâtre attendent sur le comptoir qu’on veuille bien passer à la caisse.
Je me lève pour un besoin pressant, normal à mon âge, cela ne nécessite pas une visite médicale ni les honoraires d’un médecin. Du temps perdu, de l’argent cher payé, pour des embarras de prostate. Même si un ami célibataire en est mort à 80 ans, la famille s’est inquiétée trop tard après une semaine de silence du prostatique solitaire. Police, pompiers, et décomposition avancée du cadavre allongé sur son lit. Il était bien mort. Une prostate déréglée.
Au sortir des sanitaires, je vois la dame y entrer. Elle prend comme moi ses précautions avant de regagner son logis. Elle marche avec une canne. Moi, je me rassieds à ma table. Pitz n’a pas bougé. Il est habitué, bien dressé, poli et propre. Ah ! oui, j’aime ce chien, seul amour de ma vie.
Que dire à cette dame ? Si je l’aborde, elle risque de stresser. Aime-t-elle les gâteaux ? Vient-elle souvent ici ? Je ne l’ai pas vue avant ce jour, ni reconnue. Je ne suis pas physionomiste comme mon ami Karl qui n’oublie pas un visage. Il a fait une belle carrière dans la police et élucidé quelques affaires qui ont retenu la curiosité des médias.
Madame Verdonck est rentrée dans sa cuisine, ne pourra m’entendre si je dis quelques mots à la vieille qui déguste son baba.
Je lui dirai : « Il fait bien froid dehors, l’hiver sera rude. »
Mais j’attends qu’elle revienne s’asseoir. Sur son assiette, plus de traces de gâteries pâtissières.
Elle arrive lentement, se rassied, nuque courbée, rassemble l’écharpe, le manteau violet déposé sur un siège voisin. Je dis : « Il fait froid dehors, l’hiver sera rude. »
Elle doit être sourde ou mal entendante, comme on dit maintenant. Moi, mes oreilles fonctionnent bien, si on articule. Je ne me fâche pas si on ne répond pas. Chacun est libre, surtout si on est sourd. C’est une infirmité, je respecte les handicapés et les vieillards ralentis.
Il faudrait que je l’aide à revêtir le long manteau de laine violet, pas élégant mais couvrant jusqu’aux chevilles. Elle pourrait être gênée dans sa marche : un si long vêtement d’hiver !
Les vieux répugnent aux dépenses. On les croit pauvres en apparence, mais le carnet d’épargne et le compte à termes sont bien remplis. La mort est trop proche pour dépenser les économies.
Les vieux pensent chaque jour à leur mort dont ils ignorent la date et la cause. Accident, chute, ou maladie ? Quand cela ? Aujourd’hui ou demain, ou dans cinq ans ? C’est une méchante loterie. On a beau avoir des pressentiments, des rêves prémonitoires, des signes ou des fantômes rencontrés entre deux portes, rien n’est certain.
La mort vient comme un voleur, est-il écrit dans Les Evangiles. Le texte est précis : Le Seigneur vient comme un voleur dans la nuit. Aucune chance ! On dort, et la mort silencieuse traverse les murs de votre palais. La chaumière ne protège pas davantage.
Les esprits des défunts, qui nagent dans l’océan éternel, doivent rire de l’angoisse des futurs mourants. On s’est trop amusé dans ces temps de fête sans cesse renouvelée, et maintenant, il faudra rendre des comptes jusqu’au dernier centime.
Je pense à la mort quand je vois la dame âgée en robe noire et manteau violet. Elle va à la caisse où l’attend Madame Verdonck qui lui demande quelques euros. Ce n’est pas cher, j’entends la cliente qui a une voix fragile. Elle dit aussi : « J’adore vos babas, le rhum est délicieux. «
Je décide de quitter le salon de thé. Pitz a compris et se lève. Moi aussi. Je vais payer mon café Gamma délices et sortir derrière la dame âgée. « Au revoir Madame Verdonck », et je suis dehors dans le froid de novembre.
Il fait sombre dehors. Des réverbères éclairent parcimonieusement les trottoirs. Les politiques font des économies et ne pensent pas à protéger les mangeurs de baba au rhum.
Je me rapproche d’elle. Elle continue de marcher, à petits pas, appuyée sur sa canne : elle ne s’est pas retournée, elle n’a pas entendu que je la suivais. Je répète ma phrase : « Il fait froid dehors, l’hiver sera rude. »
Elle s’est arrêtée, avec un petit gémissement. Je vois mal son visage dans la nuit car l’éclairage est très réduit sur le trottoir.
Pitz s’est placé entre elle et moi. « N’ayez pas peur, Madame, le chien est très gentil. Je vous ai vue manger un baba à la pâtisserie. J’aime les babas, mais j’ai le diabète, ce n’est pas recommandé. »
Elle reste silencieuse, s’appuie contre le mur de la maison. Elle dit : « Laissez-moi tranquille, Monsieur, je dois rentrer chez moi. »
Le chien tire sur la laisse. « Mon chien demande la même chose, son panier et ses croquettes. Pas de babas pour lui. Au revoir Madame, excusez-moi de vous avoir fait peur. »
Elle n’a pas entendu ma phrase car elle s’est laissé glisser dos au mur comme une fusillée et est tombée en avant sur le visage.
Pitz a fait un bond sur le côté en aboyant. Que de bruits !
Des fenêtres s’allument. Je crie au secours.
Henri de Meeûs
2024