Portrait de Fiodor Dostoïevski :
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« Petit, grêle, tout de nerfs, usé et voûté par soixante mauvaises années ; flétri pourtant plutôt que vieilli, l’air d’un malade sans âge, avec sa longue barbe et ses cheveux encore blonds ; et malgré tout, respirant cette « vivacité de chat » dont il parlait un jour. Le visage était celui d’un paysan russe, d’un vrai moujik de Moscou ; le nez écrasé, de petits yeux clignotant sous l’arcade, brillant d’un feu tantôt sombre, tantôt doux ; le front large, bossué de plis et de protubérances, les tempes renfoncées comme au marteau ; et tous ces traits tirés, convulsés, affaissés sur une bouche douloureuse. Jamais je n’ai vu sur un visage humain pareille expression de souffrance amassée ; toutes les transes de l’âme et de la chair y avaient imprimé leur sceau ; on y lisait, mieux que dans le livre, les souvenirs de la maison des morts, les longues habitudes d’effroi, de méfiance et de martyre. Les paupières, les lèvres , toutes les fibres de cette face tremblaient de tics nerveux. Quand il s’animait de colère sur une idée, on eût juré qu’on avait déjà vu cette tête sur les bancs d’une cour criminelle, ou parmi les vagabonds qui mendient aux portes des prisons. A d’autres moments, elle avait la mansuétude triste des vieux saints sur les images slavonnes. »
(Melchior de Vogüé, Le Roman russe 1906, p. 269-270 : il fut en poste en Russie où il rencontra plusieurs fois l’écrivain à la fin de sa vie).
Le traducteur Bernard Kreise dans son introduction au livre de Nouvelles de Dostoievski récemment publié chez l’éditeur Les Belles Lettres ajoute d’autres précisions sur l’écrivain : « Jeune homme, Dostoievski était ombrageux, terriblement nerveux et émotif. A 17 ans, il manifestait des traits de sauvagerie, demeurait à l’écart, ne participait pas aux jeux, restait assis, absorbé dans un livre, et recherchait un endroit isolé. »
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Imre Kertész, Prix Nobel de littérature 2002
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Découverte de l’écrivain hongrois Imre Kertész (1929-2016) né dans une famille juive de Budapest. Il est déporté à Auschwitz en 1944 et libéré du camp de Buchenwald en 1945. Depuis 1953, il se consacre à l’écriture. Ecrivain de l’ombre pendant plus de quarante ans, avant le succès en Allemagne, puis dans le monde entier, d’Etre sans destin, Imre Kertész a reçu le prix Nobel de littérature en 2002. Son œuvre est publiée en France par Actes Sud.
Voici quelques extraits de ses notes 1991-2001, publiées en octobre 2023 sous le titre Le Spectateur par Actes Sud (269 pages) :
Page 41 :
« Ma mère, la pauvre, la pauvre ; ce souvenir terrible (qui me hante depuis des jours) : elle se dresse dans son lit, squelettique, sa raison l’a quittée, et pourtant avec une expression douloureuse sur son visage dénudé par l’âge et la maladie, ce visage qui a changé d’une certaine manière, devenant plus authentique qu’au temps où il avait sa parure de chair et de fard, elle écarte les bras et, dans le désarroi absolu de son assujettissement, dit à deux reprises : « Je ne sais pas, je ne sais pas ! » - d’une voix à la fois irritée et implorante. Je ne pouvais pas l’aider. Elle avait perdu ses dents : je n’avais rien fait pour les faire remplacer. Ses jambes étaient « pourries » comme ils disaient « là-bas » ; je m’étais efforcé de ne pas le voir. Je n’avais rien fait pour qu’elle marche à nouveau, se rétablisse - même sachant qu’elle ne remarcherait ni ne se rétablirait jamais. Durant les mois, non, les deux années de son agonie, je ne m’étais soucié que de mon propre confort. Pourtant, le Dr L. m’a dit : « Tu as tout fait… » Je n’ai rien fait. Je ne pouvais rien faire – je me console en me disant que cela ne m’a jamais servi de consolation. J’aurais dû la veiller, guetter ses moindres souhaits, si elle avait faim ou soif. Au lieu de cela, je me réfugiais auprès de l’infirmière quand j’entendais fonctionner ses intestins.
Suis-je mauvais ? Oui, plutôt mauvais que bon, selon l’aune à laquelle je me juge. Dans les cas extrêmes, je suis plutôt mauvais, bien qu’il y ait des exemples du contraire ; je ne me sens pas dépositaire d’une bénédiction dont je pourrais illuminer les autres, comme avec un faisceau de lumière ; je doute aussi de mon talent, j’ai le sentiment de ma misérable imperfection (au bas mot). Et je réponds à l’affection par un sentiment de culpabilité : c’est peut-être le plus terrible, non seulement parce que cela me donne des remords, mais encore montre clairement mon indignité.
Page 42 :
Il est possible que les guerres soient dues à des intérêts économiques, etc., mais le fait est que les guerres du XXe siècle sont bibliques, peut-être comme elles ne l’ont jamais été. Elles ont l’air de guerres idéologiques et, dis-je, il est possible qu’elles soient dictées par des intérêts économiques et d’autres questions vitales ; mais le fait est que ce sont des guerres de caractère nettement moral qui opposent les forces destructrices et passagères aux forces constructives et pérennes, les forces créatives aux suicidaires, les forces de la maladie à celles de la santé, c’est-à-dire le «bien» au «mal» (…) Les guerres de ce siècle se déroulent entre deux types humains, deux sortes d’hommes et chacun des deux choisit et représente une attitude particulière qui peut se définir avant tout en termes éthiques et moraux.
Page 44 :
Toutes ces vieilles dames fines et frêles de Vienne : elles me rappellent toujours ma pauvre mère. Elle restera toujours une vieille dame fine et frêle et fragile dans mon souvenir : le sort est injuste envers sa jeunesse, sa beauté qu’elle a toujours tellement soignée et qu’elle voulait laisser dans les mémoires – comment dire, comment exprimer l’horreur de la vie, cette atrocité que l’éblouissement de l’existence réussit à me cacher seulement pour un instant, de temps en temps, mais toujours, partout et en toute chose, je sens, je vois le gouffre …
Page 84 :
L’animal domestique doit penser à son maître, l’homme doit penser à Dieu. Ce qui ne prouve ni son existence ni son inexistence, mais seulement un besoin humain semblable à la langueur dans le crépuscule gros d’un chagrin sans espoir ; mais le lendemain, dès les premiers rayons du soleil, l’homme s’affaire à nouveau gaiement et accomplit ses forfaits habituels avec son insouciance habituelle..
Page 120 :
Quand vous êtes malade, vous cherchez plutôt la compagnie d’autres malades, parce que tous les visages sains ne vous donnent à lire que votre condamnation à mort. De ce point de vue, l’organisation sociale moderne tout entière imite parfaitement la nature. Le respect de la mort a disparu avec celui de la vie ; tant que vous êtes jeune, on vous fait miroiter les promesses de la vie, plus tard, le ricanement des hommes couvre le rire moqueur de la nature – on vous écarte, on vous oublie au bord du trottoir jusqu’à ce que vienne vous ramasser un éboueur (dont le premier geste sera évidemment de vous faire les poches).
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Le livre d’Emmanuel Todd, La Défaite de l’Occident, paru chez Gallimard, janvier 2023, 384 p. Ci-dessous un résumé d’une interview d’Emmanuel Todd par un journaliste du Figaro Alexandre Devecchio (Figaro du week-end 13-14 janvier 2023) :
Extraits : Emmanuel Todd : « La guerre n’est pas terminée mais l’Occident est sorti de l’illusion d’une victoire ukrainienne possible. Mon constat de la défaite de l’Occident repose sur 3 facteurs.
D’abord, la déficience industrielle des Etats-Unis avec la révélation du caractère fictif du PIB américain. Dans mon livre, je dégonfle ce PIB et je montre les causes profondes du déclin industriel : l’insuffisance des formations d’ingénieur et plus généralement le déclin du niveau éducatif, dès 1965 aux Etats-Unis.
Plus en profondeur, la disparition du protestantisme américain est le deuxième facteur de la chute de l’Occident.
Après avoir théorisé le « catholicisme zombie » désignant la persistance d’une toile de fond religieuse en dépit de l’effondrement des pratiques, Todd constate désormais un « état zéro » de la religion : même le baptême, l’enterrement et l’idée que le mariage fonde la famille disparaissent. Simple constat, explique-t-il, réfutant au passage les accusations de poutinophilie ou les procès en réaction dont il fait l’objet. Car si la société russe reste plus conservatrice, le pays n’échappe pas à la crise de modernité générale, estime-t-il, pointant notamment la crise de la natalité.
Le troisième facteur de la défaite occidentale est la préférence du reste du monde pour la Russie. Celle-ci s’est découvert partout des alliés économiques discrets. Un nouveau soft power russe conservateur (anti-LGBT) a fonctionné à plein régime lorsqu’il est devenu clair que la Russie tenait le choc économique. Notre modernité culturelle parait en effet assez largement folle au monde extérieur, constatation d’anthropologue, pas de moraliste rétro. En plus, comme nous vivons du travail sous-payé des hommes, des femmes et des enfants de l’ancien tiers-monde, notre morale n’est pas crédible.
(…) Les Américains vont effectivement rechercher un statut quo qui leur permettrait de masquer leur défaite. Les Russes ne l’accepteront pas. Ils sont conscients de leur supériorité industrielle et militaire immédiate, mais aussi de leur faiblesse démographique. »
Dans un livre paru en 1976, La Chute finale, Emmanuel Todd avait prédit avec justesse l’effondrement de l’Union soviétique. Le « prophète » Todd se tromperait-il maintenant en annonçant La Défaite de l’Occident ?
(Propos recueillis par Alexandre Devecchio, in Le Figaro)
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