A partir de 80 ans, on accumule les catastrophes : deuils, chutes, maladies diverses, c’est le défilé des médecins, des séjours en cliniques, des scanners et autres tortures techniques, on voit partout des vieillards marchant avec des cannes, simples ou doubles, quelle tristesse mon Dieu, la belle vie est finie, les mets fins des restaurants sont remplacés par le régime cruel du diabète, plus de vin, plus de desserts, et bientôt le cimetière.
Le vieillard malade fait le vide autour de lui.
Le vieillard est un édifice en ruines.
Peu d’amis résistent, les amitiés se défont en silence, on ne se montre plus, on refuse les comparaisons physiques, les récits de mauvaise santé, on envie les vieux qui marchent sans problème, qui roulent à bicyclette.
Ce sont les femmes qui gagnent le concours de la vieillesse, de loin.
Une cousine, veuve et âgée, a attendu longtemps pour satisfaire aux critères médicaux d’une opération au foie. La chirurgie fut un succès, mais six mois plus tard, la cousine mourut seule un soir devant sa TV. La mort n’aime pas attendre.
Un Cercle à Bruxelles, ancien et élégant, chic et composé d’un millier d’hommes mûrs ou âgés, hommes d’affaires, ambassadeurs, politiciens, des écrivains, des artistes, et même des prêtres, est le parfait lieu de réunion pour retrouver des amis et s’en faire de nouveaux.
Le vieillard malade renonce à s’y montrer. Espérant guérir, il se contente de payer sa cotisation annuelle.
La période actuelle avec un Covid qui a duré 3 ans, suivi de deux guerres, celle d’Ukraine et l’autre, celle d’Israël contre le Hamas terroriste, a fait monter le niveau d’anxiété. Trop, c’est trop. Peut-on rire encore ? Se divertir au théâtre ? Manger au restaurant ? Tout proclame la fin prochaine de notre civilisation. La mort n’a plus fauché, depuis longtemps, autant de vies. Pauvres innocents !
Il est temps que Dieu créateur de l’univers visible et invisible, à la puissance infinie, fasse le grand nettoyage sur la Terre et ramène les survivants à la raison.
Certains couples, bénis sans doute, ont une descendance très nombreuse. Partout des bébés sur les cartes de vœux qu’on m’adresse pour les fêtes de fin d’année. Moi, j’ai Lola, mon lévrier whippet, âgée de 11 ans, et d’une beauté telle que tous ceux qui la voient, s’agenouillent. Mais je n’envoie pas sa photo comme vœux de Nouvel An.
Je suis passionné par la vision des programmes de la chaîne TV française LCI qui, à longueur de journées et de soirées, commentent les détails des deux épouvantables guerres qui annoncent la future Troisième Guerre mondiale. Pauvres de nous, témoins de l’Apocalypse qui ne nous ratera pas. Les Juifs sont à nouveau participants en première ligne et sacrifiés comme chaque fois.
« Personne n’aime personne » ( Montherlant).
C’est vrai par période. Mais n’exagérons pas. IL y a des saints aussi.
Beaucoup de choses sont inutiles. On s’encombre durant une vie qui passe trop vite, et à la veille de la mort, on est cerné par le trop-plein.
J’ai beaucoup travaillé durant les 35 ans de ma vie professionnelle. Ces années ont passé très vite. Je n’ai pas aimé cette période même si les postes occupés étaient très intéressants.
Le travail permet de vivre financièrement, mais vous prive de liberté, car on est toujours le subordonné d’un supérieur. Malheur à celui qui a un supérieur qui ne l’aime pas.
Le stress est une horreur de ce monde fou. On déconstruit, on déshumanise. Les âmes sont mortes.
Pour vivre vieux, il faut lire LE FIGARO. La page de la nécrologie de ce journal, sur quatre colonnes chaque jour, annonce les décès d’hommes et de femmes, et la plupart meurent à plus de 90 ans. Très étonnant ! Et il y a, de plus en plus, des défunts centenaires ! Les veinards !
Albin Michel publie en novembre 2023 un livre tout à fait remarquable qui est Le Journal de Sandor Marai, le grand écrivain hongrois décédé en 1989, à l’âge de 89 ans, après s’être tiré une balle de revolver dans la bouche, comme Montherlant qu’il admirait.
Je ne résiste pas à citer quelques textes de ce Journal de 550 pages passionnantes à lire :
22 mai 1968 : La spontanéité avec laquelle les évènements français ont éclaté ne s’explique par rien d’autre que par l’érosion grandissante du pouvoir de De Gaulle : la magie s’est éteinte et, quoi qu’il fasse, sa parole n’a plus de force. Cette perte n’existe pas seulement en politique. Cette érosion atmosphérique règne aussi autour des écrivains, des créateurs intellectuels ; l’effet magique peut disparaitre autour d’une forme d’art ou d’une personne… Dans ces moments-là, il faut se retirer pendant quelques années ou un millénaire, et alors, parfois, la batterie magique se sera rechargée.
1er janvier 1969 : Entre les deux pôles, la naissance et la mort, la conscience est le labyrinthe humain auquel on ne peut échapper. (L’angoisse pourrait être causée aussi par le fait que, en réalité, on ne veut pas quitter ce labyrinthe, par crainte de ce qui nous attend de l’autre côté si on le quitte.) Le fil d’Ariane ne saurait être rien d’autre que la joie, qui nous réconcilie avec la mort.
10 novembre 1970 : Exit De Gaulle. Il est mort avec talent au sein d’une tranquillité petite-bourgeoise, loin des affaires. Il a su attendre. Il savait être inhumain, cyniquement, avec arrogance, sans pitié. C’était un parvenu ; il avait mis en avant la grandeur, et les Français n’avaient pas su résister à la tentation mais en même temps ils l’observaient avec méfiance parce qu’ils se disaient qu’il n’était pas lui-même si grand que cela mais seulement de grande taille. Il ne voyait pas la Réalité à force de se regarder lui-même. Louis XIV s’en était tiré en déclarant : « L’Etat, c’est moi. » De Gaulle disait encore mieux en déclarant que lui, De Gaulle, était la France. Du temps où De Gaulle était exilé à Londres, Murphy, un diplomate américain, avait entendu le couple de Gaulle se disputer dans la petite pension et la femme crier à son mari : « Charles, tu n’es pas la France ! » (…)
Enterrement symbolique à Notre-Dame, en présence de quatre-vingts chefs d’Etat et de Premiers ministres ; seul le cadavre manquait, qui, avec dédain, n’a pas assisté à ses propres funérailles en restant dans son village. Quel fut le secret de De Gaulle ? Il savait dire non avec consistance. Comme s’il avait pris pour lui les paroles de Goethe : « Si quelqu’un sait dire non avec consistance, cela finira par lui donner le pouvoir. » Tout ce à quoi il disait oui n’était que brume et fumée. Il parlait de lui-même à la troisième personne ; il était le seul auquel il disait oui.
1971 : L . et moi…, c’est comme si nous étions assis dans un avion en chute libre, irrémédiable, et qu’il n’y ait plus rien à dire, que cela ne vaudrait plus la peine de se défendre, et que dans quelques minutes ou un peu plus tard, l’appareil toucherait terre. Que fait-on en pareil cas ? La chute est certaine, c’est la fin du voyage. Il faut espérer que nous tomberons tous les deux ensemble sur une surface dure et que l’un ne survivra pas à l’autre une seule seconde.
(L : c’est Lola son épouse.)
3 septembre 1971 : A la bibliothèque française, je feuillette un livre de Colette. Une phrase : « Soit l’amour, soit la vie conjugale. » Formulation précise, que seule une femme française pouvait énoncer.
Janvier 1972 : La mort ne vient pas de l’extérieur, elle ne sonne pas à la porte, elle n’écrit pas de lettres, elle ne téléphone pas non plus : la mort est en nous, absolument. Un jour nous la trouvons là, comme un objet que l’on aurait oublié dans une poche de manteau.
1972 : A l’âge de soixante-douze ans, tous les matins je me prépare au concours quotidien pour survivre et arriver triomphalement au but à la fin de la journée, c’est-à-dire à mon lit et à me coucher en vie. La vieillesse, avec des os délabrés qui craquent, des artères déchirées, des poumons haletants, est une course, une acrobatie, un but à atteindre – mais quel but ? Encore une journée ? Non. La mort.
Sandor Marai
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