(On pourra lire ici la suite et la fin de la nouvelle Le Comte de Lorgeron, soit les chapitres 7,et 8. Les précédents chapitres sont 1 et 2, dans les Carnets de mai 2023 ; 3 et 4, dans les Carnets de juin 2023 ; et les chapitres 5 et 6 dans les Carnets de juillet 2023).
Les personnages et les situations de cette nouvelle Le Comte de Lorgeron, étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite.
Chapitre 7
Une semaine s’était écoulée depuis la soirée où Douglas avait été obligé de rendre des comptes. Le docteur Lançot n’avait pas donné de détails à Martine au sujet de l’attitude de la famille de Kalia quand il était venu ramener leur fille. Martine n’avait pas insisté mais la discrétion du docteur l’inquiétait. Pourquoi n’avait-il pas donné plus d’explications ?
Douglas avait promis à la baronne de ne plus revoir la jeune fille. Il ne voulait pas perdre la confiance de ses maîtres à qui il réitérait un entier dévouement.
Le baron devenait nerveux car, à chaque émission télévisée, les actes de vandalisme et les incendies devenaient plus nombreux dans les villes belges où, chaque nuit, des autos et des immeubles brûlaient, des vitrines éclataient sous les coups de masse, les sirènes d’alarme se déclenchaient de tous côtés, les rues dans certains quartiers ressemblaient à un champ de ruines avec des maisons calcinées ou abandonnées. Les policiers épuisés étaient maintenant secondés par des pelotons militaires composés de jeunes volontaires inexpérimentés. Bruxelles était quadrillée par des barrages sur tous les axes qui menaient vers les quartiers riches particulièrement touchés. Des habitants avaient cloué des volets de bois à leurs fenêtres et vivaient derrière ces barricades improvisées. Les commerces ne s’ouvraient qu’à des heures annoncées par les administrations et sous la protection de l’armée, pour les réapprovisionnements, la distribution des denrées essentielles et des bidons d’eau.
Les compagnies d’électricité, d’eau et du gaz fonctionnaient malgré de fréquentes interruptions.
Dans la capitale, les artères de la rue de la Loi, de la rue Belliard, de l’avenue Louise, de l’avenue Franklin Roosevelt, de la chaussée de Waterloo, dirigées vers les deux Woluwe, Boitsfort et Uccle, étaient gardées jour et nuit par des soldats en armes debout devant des barbelés. A Uccle, il y avait eu des villas incendiées. Malgré toutes les protections, l’ambassade d’Israël avenue de l’Observatoire n’était plus que ruines, après le massacre des quatre gendarmes qui la gardaient, laissant le champ libre à une centaine de manifestants qui incendièrent le bâtiment après un pillage à tous les étages et l’égorgement de cinq diplomates qui n’avaient pas eu le temps de fuir. Des fusillades avaient éclaté plus tard, mais trop tard, entre les assaillants et un escadron de gendarmes. Résultat : plusieurs morts et plusieurs blessés de part et d’autre et hurlements diplomatiques !
Dans certaines rues, une odeur de brûlé stagnait en permanence. Les habitants avaient créé des petits groupes armés de fusils, de bêches, de piques et de gourdins pour protéger leur quartier.
Sur la ligne de TGV Bruxelles-Paris, des sabotages avaient été signalés.
Les pompiers étaient exposés car ils essuyaient les tirs de fanatiques qui se déplaçaient rapides à moto et toujours la nuit.
Une guerre avait lieu en Belgique. Les coups d’Etat déclenchés il y a quelques mois en Afrique, avaient allumé dans le monde la mèche d’une immense poudrière, et tout explosait partout. Trop tard maintenant. Impossible à maîtriser.
Cette fois-ci, c’était clair. Chacun devait se défendre par tous les moyens pour sauver sa peau, car l’Etat belge ne répondait plus, pareil à un grand navire qui, sans gouvernail et privé de capitaine, d’officiers et de marins, fonce à toutes voiles, droit vers la côte où les naufrageurs l’attendent pour le mettre en pièces.
Le Gouvernement avait exigé du Roi qu’il s’installe avec sa famille dans son château de C…, protégé par des blindés et par des hommes de troupe qui avaient comme consigne de tirer sans sommation sur tout individu suspect.
Nul homme ou femme politique n’était assez fort et intelligent pour prendre les rênes du pouvoir et remettre de l’ordre dans la pagaille. Dans la rue de la Régence, les musées d’art ancien et d’art moderne avaient été saccagés, des tableaux des primitifs flamands gisaient détruits sur le bitume sur lequel roulaient les voitures.
Les piétons qui se risquaient en rue étaient harcelés par des jeunes qui criaient à dix centimètres de leur visage.
Enfin, ceci qui fit la première page de tous les journaux du monde : la cathédrale Saint Michel et Gudule, près de la Grand-Place à Bruxelles, fut envahie par des révolutionnaires lors d’un office nocturne du nouveau cardinal qui avait réuni une centaine de fidèles afin de prier pour la paix civile. Les fanatiques ne firent pas de quartier, bloquant les portes, les entrées et les sorties, et ils égorgèrent un par un, dans un désordre indescriptible et des cris affreux, tous les fidèles, hommes, femmes et enfants, sans oublier les prêtres et le cardinal, incapables de s’enfuir.
Quand les secours arrivèrent, ils constatèrent le massacre. Cent dix morts, ni plus ni moins. Aucun survivant. Et les agresseurs disparus.
La tuerie de la cathédrale avait obligé le baron de la Maille à prendre en urgence des mesures pour se protéger. Il avait demandé à son garde-chasse Joseph de réunir quelques fils de fermiers, de toute confiance, - certains étaient traqueurs lors des chasses et connaissaient très bien le parc - afin de former une garde rapprochée autour du château jour et nuit. Le baron payait une prime journalière. Dix jeunes hommes acceptèrent d’effectuer des rondes la nuit autour des bâtiments. Le baron avait mis à la disposition de ces fidèles les chambres et les lits du troisième étage – celui où logeait la cuisinière Emilia - et leur procura des fusils et des revolvers qu’il avait gardés dans ses caves. Les cartouches étaient nombreuses, rangées dans plusieurs caisses.
René de La Maille avait appris qu’une bande avait incendié, la veille, le château de Sansoucy occupé par sa cousine Caroline, comtesse du Dour, âgée de quatre-vingts ans, qui vivait avec une fille handicapée et une vieille parente, dame de compagnie.
Au moment de l’attaque, elles ne purent appeler les secours et périrent toutes les trois dans le brasier.
Le danger se rapprochait car Sansoucy était à côté de Botton.
René de La Maille fit le point avec le comte de Lorgeron et Martine dans le salon après le dîner du soir.
Si la nourriture commençait à être rationnée à l’extérieur, car beaucoup de magasins à Namur, Dinant et dans certains villages n’étaient plus approvisionnés, ils avaient dans le château une cave avec d’importantes provisions : farine, sucre, sel, biscuits, viandes fumées, bouteilles d’eau et bacs de bière, fruits secs, jus de fruits, conserves nombreuses et dans le fruitier d’importantes quantités de pommes et de poires cueillies dans les vergers en septembre. Et une cave à vin avec un millier de bouteilles des meilleurs crus.
Le baron ne craignait pas d’être affamé. Emilia était une excellente boulangère. Il y avait des poules nombreuses dans la ferme proche du château. Le bétail élevé sur les terres lui procurerait la viande, s’il le demandait à ses fermiers.
Installés dans le fumoir, après le dîner servi par Douglas en livrée, le baron, sa femme et le comte de Lorgeron eurent une grave conversation.
- Mon cousin, avec tout ce qu’il se passe actuellement, ne pensez-vous pas que ce fut une erreur pour vous, par notre faute, d’arriver en Belgique ? dit La Maille au comte.
- Pas du tout. Vous n’êtes en rien responsable. Si Paris actuellement ne bouge pas encore, cela ne saurait tarder. Je suis désolé d’être une charge pour vous dans ces circonstances.
- Non, dit Martine, il est agréable de vous avoir avec nous dans cette horrible période.
- Que comptez-vous faire, dit le comte à René de La Maille. Vous ne songez pas à quitter Villiers ?
- Oui, j’y pensais, mais Martine ne m’y encourage pas. Cependant l’incendie du château de Sansoucy et la mort de la comtesse du Dour près de chez nous est un terrible avertissement.
- Que vous a dit la police ? répondit le comte.
- Mais nous ne recevons aucune instruction. C’est du chacun pour soi. Hier la gare de Namur a été saccagée. Vous comprenez que cette police ne peut être présente en tous lieux jour et nuit.
- Où iriez-vous si vous quittez Villiers ? dit le comte.
- Je pensais partir au Danemark où j’ai un ami, le comte Knud Vengensen. Il habite sur la côte du Jutland à Thisted. Je lui ai téléphoné ce matin. Il accepte de nous accueillir sans délai et sans conditions. Nous nous entendons très bien. Il fut le témoin de mon mariage à Brasschaat. Son château est vaste. Il vit avec sa mère âgée. Ils ont du personnel, des chiens et des chevaux. Il collectionne les tableaux et aime beaucoup la musique du XVIIIème siècle. Il est bien introduit au Palais de Copenhagen. Bref, ce serait une porte de sortie si cela s’aggrave ici.
- Je suis d’accord avec toi, dit Martine. Le problème est que nous avons Emilia et Douglas qui logent au château. Je ne leur ai pas parlé encore de ta proposition. Les laisser seuls serait plein de risques pour eux. Emilia n’a plus de famille, où irait-elle ? Et Douglas est ciblé certainement par la famille de Kalia. Au fait que devient-elle ?
- Si vous quittez Villiers, dit le comte à René de La Maille, vous acceptez de tout perdre ici, car le château abandonné sera livré au pillage, et peut-être incendié comme à Sansoucy. Il n’est pas question de laisser Emilia ou Douglas seuls au château.
- J’en ai parlé à mon ami Vengensen. Il est prêt à accueillir tout le monde. Martine, Emilia, Douglas, vous et moi. Il m’a dit ; « On verra plus clair dans six mois ». Sachez qu’il est très riche et n’a aucun souci d’argent. Notre personnel travaillera avec le sien, et ce sera confortable pour eux.
- Vous abandonnez tous vos tableaux, votre mobilier, et vos souvenirs de famille ? dit le comte.
- Non, je prévois dans ce cas un petit camion de déménagement qui partira six heures avant nous. Il y a mille deux cents kilomètres d’ici à Thisted. Douglas accompagnera le chauffeur de ce camion. Martine quittera ensuite le château avec vous une heure plus tard dans votre Jaguar. Et moi je fermerai le ban en emportant Emilia dans ma Dodge.
- N’oubliez pas que je dois revoir mon fils prochainement, dit le comte.
-Nous écrirons à maître Pluvier et nous lui donnerons notre nouvelle adresse pour que votre fils vous retrouve dans le Jutland.
- Tout cela me paraît cohérent, ajouta Lorgeron. Je lierai mon sort au vôtre. Un souhait, cependant. Mon chien m’accompagnera et je pars avec le Degas dans le coffre de ma Jaguar.
- Vous aurez, si vous le désirez, vos tableaux dans le camion de déménagement, dit le baron de La Maille.
- Je pars avec notre cousin dans sa voiture ? interrogea Martine.
- Rassurez-vous ma chère, dit Lorgeron, le moteur de ma Jaguar tourne parfaitement. Vous et moi, nous nous relayerons au volant.
- Oui, dit le Baron à Martine, tu laisseras ta Renault dans le garage, sauf si tu ne le désires pas.
- J’accepte si c’est la meilleure solution, dit Martine.
Le comte lui baisa la main car il sentait qu’elle était triste de quitter Villiers.
- La chose qui m’inquiète est celle-ci, dit encore le baron de La Maille au comte de Lorgeron, nos véhicules seront très éloignés les uns des autres. Il est essentiel d’être munis de GSM pour communiquer. Dans le camion de déménagement, Douglas comme convoyeur disposera d’une carte routière. Ce camion de déménagement ne sera pas discret. Tant pis. Il transportera notre collection de Jordaens et de Van Dyck, vos tableaux et quelques meubles auxquels nous tenons beaucoup Martine et moi. Ce sera ensuite à Martine et à vous avec votre fox de quitter Villiers dans votre Jaguar. Puis une heure plus tard, Emilia et moi dans ma Dodge. Si un des trois véhicules est bloqué par un barrage, c’est la catastrophe car les deux autres ne pourront pas intervenir. Je propose de rejoindre l’autoroute le plus rapidement possible car les fanatiques n’osent pas encore y placer des barrages. Jusqu’au Jutland, nous resterons sur les autoroutes. D’ailleurs, une fois la frontière allemande passée, il n’y aura plus de risques car l’Allemagne et le Danemark sont encore paisibles et en ordre.
- René, dit Martine, il serait temps d’expliquer votre plan à Douglas et à Emilia avant qu’ils ne montent se coucher.
- Oui, dit le Baron qui partit chercher Douglas à l’office et Emilia à la cuisine.
Au moment où il quittait le fumoir, ils entendirent des cris et des huées dehors devant le château, suivis d’un bruit effroyable de vitres brisées dans le grand salon. Des ombres lançaient des pierres dans les fenêtres.
- C’est une intifada, se dit Lorgeron.
- Abritez-vous, cria René de La Maille. Eteignez les lampes. Il faut fermer les volets avant qu’ils entrent ici. Mon cousin, prenez un des deux Purdey que j’ai descendus tantôt. Il y a des cartouches. Postez-vous dans le vestiaire. N’allumez pas. Si quelqu’un tire, vous riposterez.
Martine s’était précipitée pour éteindre toutes les lampes, fâchée de n’avoir pas suivi à la lettre les conseils de la grand-mère de René, traumatisée par le meurtre de la marquise de Chasteleir abattue un soir dans son grand salon d’un coup de fusil tiré de l’extérieur. Cela s’était passé au dix-neuvième siècle. On peut être assassiné la nuit par tout rôdeur muni d’un fusil et qui passe sous vos fenêtres allumées.
Douglas, rapide comme un chat dans le noir, ferma les volets un par un. Il marchait sur les morceaux des vitres brisées et plaçait les lourdes barres de fer derrière les planches de bois pour les bloquer. Il avait vu des ombres courant devant le château avec des torches qui flambaient dans la nuit. Certains de ces inconnus criaient leur colère dans un langage incompréhensible.
- Je téléphone au garde-chasse pour qu’il vienne à notre secours, cria René de La Maille.
Il parvint à atteindre Joseph et lui expliqua que le château était attaqué.
- Martine, dit le baron, je monte dans notre chambre et je descends des armes.
Martine n’avait qu’une petite lampe veilleuse qui éclairait un cercle d’un mètre de diamètre dans le hall. Tous les volets étaient fermés et consolidés maintenant grâce à Douglas. Elle vit que la main du jeune homme saignait.
- C’est un morceau de verre accroché à un volet, dit Douglas.
Il emballait sa blessure d’un mouchoir. Il faisait froid à cause des vitres brisées.
- Ces gens sont fous, se dit-elle. Quelle haine !
René tendit à Martine un des fusils avec des cartouches.
- Place-toi dans le fumoir. N’allume pas. Il y a une petite meurtrière sur le côté près de la bibliothèque. Ouvre-la très lentement. Dans le noir, ils ne verront pas le canon de ton fusil si tu le sors un peu à l’extérieur de la meurtrière. Si tu entends un coup de feu provenant de leur groupe, tu réponds et tu tires les deux coups au-dessus des têtes. Ils verront que nous sommes armés. Je donne les mêmes instructions à Douglas et à notre cousin.
Le comte de Lorgeron était assis, fusil chargé, sur une petite chaise et il attendait calmement dans le vestiaire comme attend patiemment un chasseur que le maître de la chasse veuille bien sonner de la trompette pour avertir que la traque va commencer.
- Vive la Belgique ! Quel pays paisible ! Bonne chance, René, et comptez-sur moi, s’esclaffa le comte de Lorgeron.
René de La Maille lui donna une petite tape sur l’épaule, et lui dit : « Heureusement que vous êtes là ».
Ensuite, il se tourna vers Douglas : « Monte vite au premier étage dans la salle de bains, ouvre très doucement la fenêtre et attends avec ton fusil armé qu’il y ait un échange de coups de feu entre les agresseurs et le château avant de tirer à ton tour. Lance deux premiers coups vers le ciel pour les effrayer. S’ils répliquent, tu attends mes ordres. Voici une boîte de cartouches.
Le fusil de Douglas était un fusil belge des armureries Lebeau-Courally très connues, de Liège. Un superbe calibre 12 avec éjecteur juxtaposé système Anson & Deeley, avec canons en acier Leugram, à crochets rapportés, une bascule de forme arrondie à triple fermeture Purdey, et des gravures en forme de dentelles au-dessus des gâchettes. Arme somptueuse que Douglas chargea immédiatement. Tout cela l’excitait.
Ils entendirent la voix d’Emilia qui tâtonnait dans le hall obscur et qui disait : « Madame la baronne a-t-elle besoin de moi ? » Oui, lui répondit Martine, prenez cette torche électrique, éloignez-vous des fenêtres et servez du whisky à chacun des messieurs, y compris à Douglas qui est au premier étage dans notre salle de bains. Mais modérément. Soyez prudente, nous vivons des moments difficiles. Ensuite, allongez-vous dans un des canapés du fumoir. Ne montez pas dans votre chambre. Eloignez-vous des fenêtres.
- Je n’ai pas peur, dit Emilia, je prie la Vierge pour qu’elle vous aide car vous êtes une personne gentille. Vous ne méritez pas d’être attaquée.
Soudain, ils entendirent des bruits de moteur. C’étaient les deux Jeeps du garde qui arrivaient par la grande avenue à toute vitesse, tous feux éteints. Avec le garde-chasse, cinq jeunes, fils de fermiers et chacun avec un fusil. Ils déboulèrent en plein milieu des agresseurs, tirant plusieurs coups de fusil en l’air et criant Police Police pour effrayer les criminels. Effet de surprise garanti et fuite éperdue. Le comte de Lorgeron ne put s’empêcher de tirer par la fenêtre ouverte du vestiaire un sixième coup de fusil vers le ciel pour exprimer son soulagement.
Ce coup résonna si fort dans le petit vestiaire qu’il en fut lui-même saisi.
Chapitre 8
Ils étaient tous réunis dans le hall. Une heure du matin. Les fermiers trinquaient avec les maîtres. Emilia avait cherché de la bière et Douglas du vin. Martine avait sorti des galettes pour ceux qui avaient faim.
Le baron de La Maille donnait une accolade à son garde en disant : « Merci mon cher Joseph. Heureusement que vous êtes arrivés à temps, nous avons eu très peur. Voyez nos armes, et voyez les vitres brisées dans le grand-salon ! »
- Je viendrai demain avec un ami vitrier réparer les fenêtres, dit le garde.
René de La Maille prit le garde à part, l’amenant dans le fumoir. Martine, qui avait compris, les suivait.
- Joseph, ils vont revenir. La situation est trop grave. Ils finiront par mettre le feu au château comme à Sansoucy chez ma cousine. Nous ne pouvons plus rester. J’ai décidé de partir ce soir même au Danemark chez un ami à mille deux cents kilomètres d’ici.
Le garde le dévisageait et ne disait rien.
- Je projetais de quitter le château demain avec un petit camion de déménagement emportant quelques tableaux et quelques meubles, poursuivit le baron, mais nous n’avons plus le temps. Ils vont revenir armés et nous tuer tous.
- Vous partez maintenant alors ? Vous abandonnez tout ici ?
- Oui dit le baron, je pars avec Madame, avec mon cousin le comte de Lorgeron, avec Emilia et avec Douglas.
- Il vous faudra une protection jusqu’à la frontière allemande, dit le garde. Il est dangereux de rouler la nuit. Les Jeeps vous accompagneront avec les fermiers en armes, nous irons par les petites routes, en évitant Botton, et nous rejoindrons l’autoroute. Ensuite, jusqu’à la frontière où nous vous laisserons poursuivre seuls.
- Je vais vous demander une chose, Joseph, c‘est qu’une des deux Jeeps emporte quatre tableaux très précieux jusqu’au Danemark chez mon ami, vu que nous n’avons plus le temps d’attendre jusqu’à demain l’arrivée du petit camion. Je paierai tous les frais du fermier qui se proposera pour conduire cette jeep.
René de La Maille, se tournant vers Martine, sortit discrètement de son portefeuille six billets de cinq cents euros à donner par Martine à chacun des jeunes fermiers pour les remercier d’être là.
Le baron de La Maille avertit Lorgeron, Emilia et Douglas, qu’il était urgent d’abandonner le château et de partir de suite pour le Danemark. Ils seraient protégés jusqu’à la frontière allemande par les deux Jeeps. Le comte de Lorgeron, aidé par Douglas, retourna dans sa tour emballer quelques effets et des papiers de banque qu’il plaça dans une valise. Il décrocha le Degas et saisit son meilleur fusil et une boîte de cartouches. Il avait enfilé son gros manteau d’hiver et noué autour du cou l’écharpe de cachemire.
Douglas n’emportait rien, sinon quelques vêtements chauds dans un grand sac en plastique.
La baronne avait déposé tous ses bijoux dans un petit coffret de cuir qu’elle portait à la main en même temps qu’une sacoche Hermès.
Pour ne pas prendre froid, elle avait revêtu un vison blanc, cadeau d’Eddy son père, jamais porté, détesté de son mari qui trouvait cette fourrure idéale pour une cocotte en représentation.
Le baron avait une serviette de cuir bourrée de billets en grosses coupures, et dans l’étui d’un fusil vide, il avait versé des centaines de petits lingots d’or de cent grammes pour le cas où.
Emilia tenait le fox en laisse. Elle était vêtue d’un manteau de laine épaisse, d’une grosse écharpe et d’un bonnet abaissé jusqu’aux sourcils.
Les moteurs des Jeeps tournaient. Il faisait très froid. La neige commençait à tomber. C’est complet, se dit le baron, avec une si longue route !
Joseph annonça qu’un des fermiers, le fils Lemal, les accompagnerait jusqu’au Jutland. René de La Maille alla serrer la main du jeune homme qui se dévouait et lui glissa discrètement cinq cents nouveaux euros.
Quand il vit les bagages et les armes qu’emportaient les voyageurs, René de La Maille décida qu’ils utiliseraient deux voitures, la Jaguar avec Martine, le comte et Douglas, et la Dodge avec Emilia, le fox-terrier et lui. Les coffres des voitures étaient bien chargés. Le Degas ferait le voyage à l’arrière de la Jaguar.
René de La Maille avait, avec l’aide d’Emilia, coupé discrètement et maladroitement les toiles des peintres impressionnistes du fumoir, les avait roulées et emballées dans un grand papier brun fermé avec de solides autocollants. Ils placèrent les cylindres contenant les toiles dans le coffre profond de la Dodge.
Les Jordaens et les Van Dyck avaient été couchés, maintenus par des sangles et couverts d’une bâche, à l’arrière de la Jeep qui les convoierait jusqu’à Thisted.
Ils partaient enfin. Le baron avait promis au garde-chasse un gros capital s’il parvenait à écarter les incendiaires du château durant le séjour au Danemark dont il ignorait la durée.
« Puisse cette période si inquiétante pour les populations, victimes de prédateurs chaque jour plus nombreux, plus audacieux et plus cruels, ne pas se prolonger », pensait-il en refermant à triple tour la porte du perron derrière lui.
Adieu mon beau château, adieu mes arbres, adieu mes plaines, adieu mes faisans, mes lièvres et mes lapins, mes hérons et mes chevreuils ! Adieu campagne si jolie ! Adieu ma jeunesse et mes plaisirs ! Adieu mes champs de blé, adieu la cave de mes vins, adieu mes chers trésors…
Il était trois heures du matin.
Les deux Jeeps encadraient les deux voitures. Dans chaque voiture et dans chacune des Jeeps, des armes chargées, prêtes à tirer.
Les prières de la cuisinière à la Vierge furent exaucées, car ils ne rencontrèrent personne sur les petites routes choisies pour rejoindre l’autoroute. Aucun barrage, aucun contrôle. Tout le monde dormait sans doute. La neige tombait mais ne tenait pas.
« Mes tableaux supporteront-ils le voyage ? S’il n’y avait pas eu Martine, se disait le baron, je serais resté à Villiers-sur-Meuse, montant la garde jour et nuit avec mon personnel ».
Mais le risque était insensé.
Sur l’autoroute en territoire belge, le petit convoi, qui filait vers l’Allemagne, avait croisé des tanks et des camions chargés d’hommes de troupe qui se dirigeaient vers Bruxelles.
Martine se détendait bien au chaud dans son vison blanc, assise à côté du comte de Lorgeron qui pilotait sans fatigue la Jaguar puissante et silencieuse.
Après quinze heures de route sous la neige fondante, interrompues par les pauses dans les stations-services allemandes, la Jaguar, la Dodge, et la Jeep chargée des Jordaens et des Van Dyck, arrivèrent avec leur cargaison dans le parc du château de Thisted, où les attendait le comte Vengensen.
- Ce monsieur a un gentil sourire, pensa Emilia.
La neige tombait toujours. Les eaux grises du fjord s’étendaient à perte de vue.
(FIN)
Henri de Meeûs
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