Dans ces Carnets de juillet 2023, voici la suite de ma nouvelle Le Comte de Lorgeron, soit les chapitres 5 et 6. Pour mémoire , les chapitres 1 à 4 figurent dans les Carnets de mai et de juin 2023.
Chapitre 5
Martine de La Maille, née Sorgeloo de la famille très riche des Brasseries Sorgeloo Brouwerij, avait eu une enfance d’enfant unique chaperonnée par une gouvernante à demeure vu que ses parents, même durant sa petite enfance, sortaient quasi chaque soir dans les cocktails, les dîners, les bridges et les vernissages. Même le samedi et le dimanche, le couple Sorgeloo avait toujours des réceptions de mariage, des tennis, des goûters ou des rallyes voitures, car monsieur Sorgeloo, Eddy pour les intimes, collectionnait les ancêtres, surtout les Alfa Roméo.
Les parents Sorgeloo apparaissaient chaque mois dans la rubrique mondaine de l’Eventail, revue snob et chère. sur des photos imprimées sur papier glacé. On y voyait le couple Sorgeloo avec de grands sourires et une coupe de champagne à la main, debout entre le couturier Demeulen et la comtesse de Lannix, ou bien lors d’un tir aux clays, embrasser le vainqueur, le baron Dhont de Dhonteghem, un des meilleurs fusils de Belgique qui raflait tous les trophées.
Martine, enfant, jouait souvent seule avec ses poupées et avec Miss Lucy Eggerworth, vieille fille dégingandée originaire du Surrey, qui avait été recommandée par l’Ambassade de Belgique à Londres. Cette gouvernante comprenant que Martine était trop solitaire, s’était prise d’affection pour elle au point qu’elle put rester chez les Sorgeloo jusqu’aux fiançailles de Martine avec le baron de La Maille.
A force de courir dans le monde, ce qui devait arriver arriva.
Eddy Sorgeloo, père de Martine, rencontra une jeune divorcée qui faisait les yeux doux aux hommes qu’elle allumait avec des regards de désir ; Eddy flamba donc, quitta la mère de Martine en lui remettant, pour être chic ou pour éviter les cris et les gémissements, un gros paquet d’actions de la Brasserie Artois qui avait racheté à la même époque, au meilleur prix, la totalité des actions de la Brasserie Sorgeloo Brouwerij. La Brasserie Artois, une des plus importantes d’Europe, tirait en effet, sans répit, sur toutes les brasseries qui passaient au bout de sa mire, les petites, les moyennes, les grosses, pour devenir une brasserie monstre - une des plus grandes du monde - et dirigée bientôt par des Brésiliens.
Les familles belges des anciens actionnaires, si elles avaient perdu la majorité au conseil d’administration, s’étaient follement enrichies. Martine était donc devenue très riche.
Martine fit semblant de pleurer quand sa mère lui annonça la nouvelle du divorce, mais comme Eddy Sorgeloo n’était pas tendre et ne s’intéressait guère à sa fille, sinon pour lui verser chaque mois une belle rente, elle se fit une raison et continua à vivre dans la villa de sa mère à Brasschaat.
Sa mère n’était pas triste non plus.
Brasschaat, la commune avec les grandes villas, - souvent propriétés de Hollandais qui voulaient échapper au fisc de leur pays , les voitures qui passaient dans les avenues privées, Rolls, Bentley, Jaguar, Ferrari et les puissantes Audi et Mercédès , les jardins et les parcs, écrins des somptueuses demeures, étalaient la splendeur des familles qui aiment l’argent et se vantent sans cesse de leur réussite, n’ayant qu’une obsession, celle d’accroître encore et encore leur patrimoine en concluant toujours plus d’affaires, en épousant des sacs, en inventant ou en mentant, en invitant à leurs fêtes les riches et les titrés. Toujours la parade. C’était la vie des grandes fortunes anversoises.
La mère de Martine ne tarda pas à se consoler aussi. Elle choisit en secondes noces un marquis italien de quatre-vingts ans, administrateur chez Fiat, le marquis Marcello Bassoni Tragliotta, d’une noble famille napolitaine et propriétaire, jusqu’à la prochaine pluie de cendres et de soufre, d’importants vignobles sur les flancs du Vésuve.
Le marquis, plus âgé de quinze ans que la mère de Martine, n’avait pas d’enfant, ce qui ne gâtait rien. La vieillesse de son second mari importait peu à l’ex-madame Sorgeloo. Elle compensait avec le titre de marquise certaines infirmités du marquis. Ce titre lui ouvrait toutes les portes. Le nombre de photos d’elle dans L’Eventail ne se comptait plus. C’est tout juste si on ne la voyait pas maintenant, de face ou de profil, assise, debout, riante ou maussade, avec chapeau ou sans chapeau, sur toutes les pages mondaines, accompagnée ou non du vieux marquis Bassoni Tragliotta.
Martine trouvait que sa mère exagérait. Elle était agacée par ses nombreux voyages, énervée par la Maserati bleu pâle, choquée par les achats compulsifs de robes et de bijoux dans les maisons très chic de Paris, de Londres et de Milan, fâchée que sa mère aille tous les deux jours chez son coiffeur, gênée qu’elle dépense des fortunes en fleurs ou en cadeaux, pour les amies invitées à ses dîners de Brasschaat où des musiciens à trompettes et banjos accompagnaient, jusque tard dans la nuit, des danseurs fous-fous.
Martine était écoeurée de la voir dépenser son argent à des feux d’artifices que sa mère faisait tirer dans son parc à la moindre occasion : son anniversaire, celui d’un ami ou d’une amie, l’arrivée d’un nouveau toutou, etc etc.
A ce rythme, le marquis Bassoni Tragliotta ne fera pas long feu, se disait Martine qui n’assistait jamais à ces réceptions dont les comptes rendus paraissaient dans les revues people et dans les mondanités de l’Eventail.
Mais toute règle a son exception.
Ce fut à l’anniversaire de sa mère, âgée de soixante-dix ans, qu’elle rencontra à Brasschaat le baron de La Maille, châtelain de Villiers-sur-Meuse, orphelin et célibataire, à la tête d’importantes propriétés, des bois, des champs, des prairies et des fermes. Il s’ennuyait dans le brouhaha de la fête et songeait à s’en aller quand il aperçut Martine, jolie et élégante, sans chichis, avec son visage honnête et intelligent. Il resta jusqu’à minuit à lui parler, charmé par la jeune fille qui ne ressemblait pas du tout à sa mère devenue Marquise et qui, suite à des études universitaires de sciences politiques, avait l’esprit plus ouvert que la moyenne des jeunes filles qu’il rencontrait.
Le baron de La Maille, trop seul dans son grand château, cherchait à se marier, et après plusieurs rencontres à Bruxelles, fit comprendre à Martine qui l’invitait dans son appartement près du Bois de la Cambre, pied à terre et point de chute de ses mondanités, qu’elle était pour lui la femme idéale et qu’il n’en trouverait aucune autre.
Martine cherchait du sérieux, aima le baron, devint sa fiancée, puis sa femme au cours d’un mariage à tout casser dans le château Solvay à La Hulpe loué par sa mère qui avait choisi le meilleur traiteur de Belgique. Plus de mille invités. Un prince royal et sa femme étaient présents.
Eddy Sorgeloo, le père de Martine était venu, jaquette gris perle et cravate rose, au bras de sa nouvelle compagne, une divorcée aux yeux couleur de luxure. Il se fendit d’un discours avant le dessert pour témoigner de la joie qu’il ressentait. Dans son texte, de nombreuses allusions à des preuves d’amour paternel qu’il inventait de toutes pièces.
Etonnant mélange de milieux.
Les très riches se parlaient entre eux. On comptait parmi eux quelques nouveaux riches, parfois milliardaires, dont certains avaient été anoblis et titrés récemment par le Roi et qui, du matin au soir, ne se sentaient plus de joie.
En face, un autre groupe, celui des familles nobles depuis au moins six générations, autrefois très chrétiennes, mais aujourd’hui appauvries par les nombreuses naissances et par les partages familiaux qui entamaient inexorablement les patrimoines, comme la mer ronge les rivages. Ces aristocrates regardaient de loin les très riches, ne leur parlaient pas, et faisaient semblant de ne pas les connaître.
Ils digéraient difficilement l’amertume quotidienne d’une grande fortune disparue. Le regard qu’ils jetaient vers le groupe des grandes fortunes était celui des vertueux qui, condamnant le péché, regrettent de ne plus y goûter faute de moyens.
Rien de tel que d’être riches pour être heureux, se disaient-ils tous. Malheur aux pauvres ! Malheur aux ruinés !
Sans se compliquer la vie, le baron et la nouvelle baronne de La Maille s’envolèrent pour un voyage de noces de quinze jours aux Canaries dans un hôtel cinq étoiles. Ils y dormirent chaque nuit. Ils avaient loué une petite Fiat et circulaient dans l’île sans trop s’éloigner de l’hôtel Miranda. Ils passaient quelques heures sur la plage ou sous les parasols devant la piscine du cinq étoiles. Le corps de Martine enthousiasmait son mari qui le couvrait de baisers à tout instant. Elle aimait ça et le trouvait charmant.
Préoccupé par ses invitations de chasse, René de La Maille ne désirait pas rater les premières battues. Il fit comprendre à Martine qu’il ne pouvait prolonger le séjour qui la rendait si heureuse et qu’il était temps de revenir en Belgique.
Ils rentrèrent donc à la date prévue dans le contrat conclu avec l’agence de voyages après quinze jours de séjour idyllique, brunis et joyeux, elle d’être l’épouse de son cher René, et lui de retrouver ses terres et son château.
Eddy Sorgeloo, le père de Martine, avait offert à René son gendre deux superbes fusils anglais Purdey calibre 12 et calibre 16 comme cadeaux de mariage.
René rêvait de les essayer sur quelques lièvres dans la plaine. Il avait pris avec lui la documentation sur ces armes, véritables œuvres d’art, et la relisait sans se lasser
-Nous resterons amis, avait dit Eddy Sorgeloo à son gendre René de La Maille.
Chapitre 6
Ce samedi vers dix-neuf heures, dans le château de la Maille, Douglas avait rangé sa chambre, refait son lit, changé les draps, les couvertures et la taie d’oreiller, posé des fleurs, – des immortelles de novembre - dans un vase jaune, et parfumé légèrement la pièce où le lit prenait toute la place, à côté d’un fauteuil recouvert d’un tissu mauve, d’une table à tiroirs qui servait de bureau, et de deux chaises. La seule fenêtre avec vue sur les étangs n’éclairait plus grand-chose car le soleil se couchait. Il y avait un lavabo avec l’eau courante et, cachée derrière un rideau, une cuvette de w-c bien nettoyée, munie d’une chasse. Les eaux usées allaient directement dans un puits perdu situé près des étangs.
Un chauffage électrique réchauffait la pièce avec l’inconvénient qu’aussitôt la prise retirée, le froid retombait dans la chambre.
Il alluma le radiateur pour que Kalia puisse se dégeler sans trop de complications.
Lui-même, il se lava entièrement devant le miroir, et s’imbiba d’une eau de toilette Givenchy gentleman, cadeau reçu du baron et de la baronne pour la Noël. Ensuite, il revêtit les sous-vêtements revenus de la lessive, enfila un pantalon de velours beige côtelé et un pull-over vert à col roulé. Aux pieds, des chaussettes rouges dans des baskets.
Il alluma la lampe du plafond et la petite lampe de chevet. Cette dernière plus intime, resterait allumée au cas où…
Il l’espérait de toutes ses forces et il était envahi par une excitation croissante en même temps que d’un stress car il n’était pas habitué aux plaisirs de l’amour. Il craignait d’être maladroit et de lui faire peur. Sur le lit, il avait déplié un grand couvre-lit rouge.
Il était prêt, seul dans la tour où personne ne venait jamais, les maîtres toujours occupant le corps central du château, et le comte de Lorgeron logé dans l’autre tour.
Douglas était satisfait de l’arrangement accepté par Kalia qu’il irait bientôt chercher à pied à l’entrée de l’avenue pour la conduire dans la chambre où il dormait chaque nuit.
°°°
Kalia l’attendait sous un arbre à l’entrée de l’avenue, cachée de la grand-route derrière un massif de rhododendrons. Il l’aperçut, la prit dans ses bras, lui baisa le visage tandis qu’elle se blottissait contre lui.
- Ma chérie, il est agréable de te voir. Tu as pu arriver facilement ?
- Oui j’ai pris le bus qui part de Botton et traverse Villiers. Je suis descendue à l’arrêt devant l’église et j’ai longé à pied la route jusqu’à l’entrée du parc du château. Il commençait à faire sombre. Je ne suis pas très courageuse, ajouta-t-elle.
- Tu n’as pas froid ?
Il toucha ses mains glacées. Elle avait un manteau court, trop mince pour novembre avec cette nuit froide et l’humidité des bois. Elle ne répondit pas. Ils reprirent l’avenue déjà parcourue par Douglas.
Elle ne voyait pas grand-chose car le ciel était couvert de nuages lourds de pluie.
- Et ta famille ?
- Je leur ai dit que j’allais passer la soirée chez Liliane qui habite à Villiers pour répéter ensemble notre cours de sciences. Mes frères m’ont regardée d’un drôle d’air mais ils n’ont rien dit. Mon père a demandé à quelle heure je rentrais. J’ai répondu : « Pas plus tard qu’à onze heures ! »
- Et s’ils téléphonent à Liliane pour vérifier ta présence ?
- Liliane est mon amie. Je puis lui faire confiance.
- Je l’espère, dit Douglas.
Elle l’embrassa. Ils marchèrent plus vite car le froid était désagréable dans le bois. Ils entendirent des craquements dans les taillis et virent sortir devant eux un sanglier qui trottinait sur l’avenue puis disparut. Elle était saisie.
- Je n’ai jamais vu une bête comme cela, lui dit-elle.
- Il y en a beaucoup ici, répondit Douglas, et ils font du dégât aux cultures.
Ils arrivaient au château dont les masses sombres des tours se détachaient encore sur les nuages malgré la nuit tombée.
- Comme c’est grand, dit-elle.
- Oui et c’est très beau.
Douglas vit que les lampes du petit salon étaient allumées. Le baron et la baronne regardaient les dernières nouvelles à la télévision comme chaque soir. Dans la tour de gauche, les fenêtres du comte n’étaient pas éclairées ; c’est qu’il passait la soirée, assis dans un des clubs de cuir, en compagnie de ses cousins.
Après avoir fait le tour du château en marchant sans faire de bruit sur le gravier gris, les amoureux se dirigèrent vers l’autre tour, celle de droite, celle de Douglas qui ouvrit la lourde porte au moyen d’une grosse clé moyenâgeuse. Elle rit.
- Nous entrons dans une forteresse ? dit-elle.
Il prit garde de ne pas allumer le petit hall d’entrée aux murs desquels étaient accrochés des trophées de chasse, des têtes de sangliers, de cerfs, de biches que Kalia ne put voir dans l’obscurité.
Ils entreprirent de monter les marches de l’étroit escalier. Il la guidait en lui tenant la main, car elle ne distinguait rien dans tout ce noir. Sur le second palier, il s’arrêta et ouvrit la porte de la chambre, allumant la lampe du plafond et celle à côté du lit.
- C’est joli chez toi.
Le radiateur électrique marchait bien. Elle se frotta les mains. Il tira les rideaux jaunes pour occulter la fenêtre.
- Que veux-tu boire ? lui demanda-t-il.
Phrase dite des millions de fois par les jeunes et les moins jeunes qui veulent respecter un certain timing dans le programme.
« Un peu d’eau » fut la réponse.
Il avait une bouteille de Spa et deux verres en plastique. Elle but quelques gorgées pour se donner une contenance. Il lui présenta une boîte de biscuits au chocolat qu’il avait ouverte lors des préparatifs. Elle en prit un et l’enfonça dans sa mignonne bouche. Ses yeux étaient joyeux. Elle s’assit sur le lit en ôtant ses petites bottes de cuir. Il lui toucha la jambe et se mit à genoux devant elle, posant sa tête sur ses genoux.
- Que je t’aime, dit-il.
- Moi aussi, je t’aime Douglas, je t’aime fort.
Il caressait ses jambes, s’attardaient sur ses mollets, descendait sur les chevilles, et lui enleva ses chaussettes. Elle ne protesta pas.
Il embrassa ses pieds l’un après l’autre tandis qu’elle caressait ses cheveux et sa nuque penchée sur ses genoux.
Il pensait : « Elle sent bon, elle est douce, elle se laisse faire, quelle chance j’ai de l’avoir ici dans ma chambre ».
Il était touché par sa confiance, par les risques qu’elle avait pris, par le mensonge à sa famille. Elle était une fière petite fille ! Il s’assit à côté d’elle et ils se serrèrent l’un contre l’autre dans une embrassade étroite. Il l’étreignait de toutes ses forces, et elle s’abandonnait, lui offrant son visage et ses yeux fermés. Il baisait ses paupières, ses joues, son cou chaud, il ouvrit le col de sa chemisette, et elle le laissa faire.
Il la désirait si fort qu’il se pressait contre elle pour lui montrer combien elle l’excitait. Il s’appuya sur elle pour la coucher sur le couvre-lit rouge. Elle accepta. Il entreprit alors de lui retirer son pull-over jaune, sa chemisette, de détacher son soutien-gorge rose et de déboutonner son jeans. Il la couvrit de baisers et de caresses. Ses seins libérés. Son ventre dénudé jusqu’au nombril. Elle était attentive et se laissait faire, confiante et soumise.
- Tu m’aimes ? dit-il.
- Oui, souffla-t-elle.
- Veux-tu que je me déshabille ?
Elle opina de la tête et l’aida à se débarrasser de ses vêtements.
Liberté, grandiose liberté, joie, pleurs de joie, d’être nu devant Kalia âgée de dix-sept ans, élève d’humanités à l’Institut Sainte Marie, belle comme le jour, une si jolie fille qui me regarde.
Il n’avait pas honte de son corps car elle l’admirait en souriant et esquissait quelques caresses.
Il s’agenouilla sur le lit, nu face à elle, et son visage se penchant sur le sien, leurs lèvres s’unirent puis leurs langues.
Ils gémissaient, essayaient de prolonger cette union buccale où ils perdaient souffle.
J’adore sa salive, sa langue et ses dents, se disait-il.
Elle retira la main de Douglas quand il voulut approcher du dernier rempart, la petite culotte vert pomme.
- Non, dit-elle, pas ça.
Il n’insista pas.
Pour le consoler, elle devint plus active.
Assise, elle entreprit de toucher le corps de celui qui aspirait à sentir la caresse de mains bienveillantes. Elle le regardait minutieusement à la lumière de la lampe de chevet qui dessinait des ombres sur le corps de Douglas.
Après l’avoir fait jouir d’une main adroite, elle resta allongée sur le lit, les yeux fermés, le bas du corps toujours protégé, intact, tandis qu’il se lavait devant le petit lavabo avant de la rejoindre à nouveau.
Il avait remis ses sous-vêtements.
Comme ils étaient assoupis depuis une heure dans la chambre éclairée par la lampe de chevet, ils entendirent des appels et des cris à l’extérieur. Ce n’était pas du français. Kalia avait compris immédiatement : « C’est mon père et mes frères, je reconnais leur voix ! »
Que faisaient-ils là ? Qui les avait prévenus ? Qui avait cafardé ?
Ils commençaient à hurler sous les fenêtres du château : Kaliaaa ! Kaliaaa !
Elle était blême et, se précipitant sur ses vêtement, elle se rhabilla affolée, hagarde, disant : « Ils vont me tuer, ils savent que je suis ici ! »
Douglas s’habilla aussi, comme un automate, incapable de parler.
Ils entendirent le baron de La Maille et sa femme sortis sur le perron, qui demandaient aux trois hommes de quitter les lieux. Mais ils restaient là, ne bougeaient pas, hurlant toujours.
Alors Martine cria : « Nous ne connaissons pas votre fille Kalia. Nous ne l’avons jamais vue. Elle n’est pas ici. Douglas n’est pas au château, il est sorti à Namur pour la soirée, il rentrera demain matin, il loge chez ses cousins. Votre fille n’est jamais venue ici. Partez, partez ! »
Mais les hommes continuaient à l’appeler : Kaliaaa, Kaliaaa !
Douglas et sa chérie étaient coincés dans leur chambre, elle terrifiée, lui ne trouvant pas d’échappatoire. Paralysés, ils n’osaient pas éteindre la lampe, et pas question qu’ils entrouvrent le rideau.
Tout à coup, il leur sembla que la baronne s’était tue. Le baron restait seul en face des trois hommes. Il leur ordonnait de quitter les lieux sous peine de les faire embarquer par la police. Le ton montait. Comme Douglas aurait voulu porter secours à son maître !
Quelle erreur il avait commise ! Hélas, trois fois hélas ! S’il avait su, il ne se serait pas arrêté devant la petite Kalia qui s’agrippait à son bras maintenant. Terrifiée.
Quelqu’un gravissait l’escalier de la tour. Des coups furent frappés énergiquement à la porte. Martine entrait sans attendre la réponse et découvrit les tourtereaux rhabillés et pétrifiés. Elle comprit immédiatement, et leur dit : « Ne bougez pas, surtout restez ici, silence complet, je reviens tantôt ». Eteignant la lampe de chevet, elle redescendit rapide comme un oiseau les deux étages de la tour pour rejoindre son mari et les trois hommes, toujours devant le château à réclamer leur fille et leur sœur.
Martine éleva la voix. Dans le noir de la chambre, ils l’entendirent en dessous de leur fenêtre.
- Je vous confirme après vérification que Monsieur Douglas est de sortie, qu’il n’y a personne ici, sauf le comte de Lorgeron âgé de quatre-vingt ans, mon mari et moi. Ce château est une propriété privée. Vous ne pouviez pas entrer ici. Vous avez commis une infraction. Si vous ne quittez pas immédiatement, nous téléphonerons à la police et vous serez punis.
Sa voix était ferme.
Les trois hommes hésitaient. Mais surprise et saisissement, un coup de fusil, tiré en l’air de la fenêtre ouverte du salon et pareil au tonnerre dans la nuit, mit fin aux tergiversations. Le père et les deux frères prirent la fuite et embarquèrent presto dans une vieille Toyota cachée sous les arbres qui démarra et disparut.
Le comte de Lorgeron avait mis fin aux discussions avec le Purdey calibre 12 qu’il avait choisi dans le râtelier du hall où le baron rangeait les nombreux fusils et les cartouches.
Les époux rentrèrent. Martine expliqua la situation à son mari.
Ils retrouvèrent le comte au salon qui avait gardé le Purdey dans la main droite, avec un petit sourire d’enfant qui a commis une bêtise.
- Quel beau fusil, dit-il au baron qui ne répondit pas.
Le baron de La Maille était perplexe et irrité par l’attitude dissimulée de son domestique et par les conséquences du coup de fusil. Ces gens porteraient plainte sans doute. Mais oseraient-ils vu l’intrusion la nuit dans une propriété privée ?
- Nous allons appeler Douglas et son amie au salon, dit-il. Ils vont devoir s’expliquer.
Martine remonta pour la seconde fois dans la tour et retrouva les deux colombes apeurées, toujours serrées l’une contre l’autre dans le noir, et elle leur dit : « Mon mari demande une explication. Suivez-moi ».
La cuisinière Emilia, dans sa chambre au troisième étage, n’avait pas entendu la détonation et dormait du sommeil de la Juste.
Le comte de Lorgeron buvait le whisky que lui avait versé René de La Maille. Il était confortablement installé dans le club de cuir. Toute cette affaire l’amusait. On ne s’ennuyait pas à Villiers-sur-Meuse. Il admirait le sang froid de Martine et était curieux de connaître la suite des évènements. Le beau Douglas piégé ! Il riait intérieurement, mais n’osa pas trop manifester son amusement car il avait compris l’inquiétude de René de La Maille. Le coup de fusil n’était pas innocent.
Quelle sera la réaction de cette famille obligée de détaler comme des lapins ?
Douglas et la fille apparurent dans le fumoir en se tenant par la main. La petite baissait la tête.
- Tout est de ma faute, dit Douglas qui regardait le baron resté debout.
- Comme imprudence, c’est le bouquet, répondit le baron. Tu n’as jamais reçu notre autorisation de faire monter des copines dans ta chambre. Tu sors le samedi. Ce que tu fais en dehors du château ne nous regarde pas, mais nous t’avons toujours dit de ne faire venir personne ici sans notre autorisation.
Martine enchérit : « Qui est cette jeune fille que son père et ses frères viennent rechercher ici ? Cette histoire est insensée. Que vont-ils faire maintenant ? Et toi, dit-elle à Kalia, comment t’appelles-tu et quel âge as-tu ? »
- Elle s’appelle Kalia, répondit pour elle Douglas, elle habite la cité de Botton avec ses parents et ses deux frères.
- C’est complet, dit le baron.
- Comment va-t-elle rentrer chez elle ? dit Martine. Il est vingt-trois heures.
- Je vais la raccompagner, dit Douglas.
- Mon petit, dit le baron, je pense que tu ne réalises pas la situation. Quel âge a ton amie ? Elle me semble très jeune. Comment sa famille se doute-t-elle de sa présence ici ?
On entendit Kalia parler : « Madame, je suis très coupable d’être venue ici rencontrer Douglas et ma famille ne supportera pas la vérité. Je serai frappée, ce sera le minimum. Ils vont m’interdire de sortir ou ils m’accompagneront sans cesse, me conduiront pour mes cours et iront me rechercher. Je ne serai plus libre. Je vous demande de m’excuser. C’est affreux ».
Elle commença à pleurer.
Le baron s’assit, Martine aussi, et ils se versèrent chacun un whisky, laissant Douglas debout qui baissait la tête et ne trouvait pas de solution. Kalia assise sur le tapis sanglotait.
Le comte de Lorgeron prit l’initiative de verser du whisky dans un verre qu’il tendit au jeune domestique pour le réconforter.
Après un temps de silence, le baron s’exprima.
-Ecoutez-moi. Il y a plusieurs solutions. Certaines me semblent mauvaises. A nous de trouver la meilleure. Première solution : Kalia rentre seule chez elle ce soir chez ses parents à Botton. Comme c’est à cinq kilomètres, nous devons la reconduire discrètement en voiture et la laisser à cent mètres de sa maison en espérant qu’on ne verra pas notre auto. Si sa famille lui pose des questions, Kalia répondra qu’elle a raté le dernier bus et qu’elle a été obligée de faire du stop. Il y a une seconde solution : Kalia reste ici toute la nuit. Elle téléphone demain à sa famille qu’elle a dû passer la nuit chez son amie. Cette solution est risquée car si les parents téléphonent à l’amie et que celle-ci répond que Kalia n’est pas passée chez elle, ce sera pire encore. L’accumulation des mensonges… La troisième solution serait que Douglas annonce à la famille de Kalia qu’il est amoureux de son amie et qu’il désire se fiancer. Je crains, dit le baron que cette troisième solution est irréaliste. Douglas est-il prêt à une telle déclaration ? J’en doute.
Douglas se taisait.
- Tout à fait irréaliste, oui, ajouta Kalia. Ma famille sera furieuse et le chassera de la maison. Des violences sont même possibles.
- Donc, dit le baron, il y a encore une quatrième solution : que Kalia avoue tout à ses parents et demande leur pardon. Mais ici, c’est nous qui serons exposés car ses parents penseront que nous avons permis à Douglas d’accueillir Kalia dans le château, ce qui est faux puisque Douglas nous a trompés ma femme et moi, en te faisant monter dans sa chambre sans notre autorisation. Je déconseille donc à Kalia de choisir cette hypothèse qui pourrait tout compliquer. Je reviens à la première solution : nous reconduisons discrètement Kalia dans une demi-heure à Botton et elle rentre chez elle en inventant une excuse la plus plausible, en ne parlant pas de Douglas ni du château. Si ses parents ont été informés qu’elle n’est jamais arrivée chez son amie, je demande à Kalia de trouver une explication qui désarmera la colère de sa famille.
- Oui, dit Kalia qui écoutait de toutes ses oreilles.
René de La Maille regarda Martine et se tut. Il se versa un autre whisky. Lorgeron et Douglas tendaient leur verre.
Le comte de Lorgeron se taisait et admirait le discours charpenté de son cousin, mais il restait sceptique.
Dans le silence, Martine prit la parole.
- Je propose une cinquième solution qui me semble solide. Vous savez que je travaille souvent au petit dispensaire à l’entrée du château avec le docteur Lançot que vous avez vu ce matin. Je vais lui téléphoner pour lui exposer la situation. J’ai confiance en lui. Je demanderai qu’il ramène Kalia chez elle à Botton. Il trouvera une excuse médicale pour expliquer l’absence de Kalia ce soir dans sa famille. Il ne nous trahira pas. Il ne parlera pas de Douglas. Il a un secret professionnel. Qu’en penses-tu, Kalia ?
- Madame, je pense que c’est une bonne solution. Je lui demanderai d’expliquer à ma famille que je souffre d’un problème de santé, que j’ai eu besoin de le consulter, que les consultations et ses nombreux patients ne m’ont pas permis de passer chez lui plus tôt, qu’il a accepté de me ramener chez moi vu l’heure tardive. Ainsi Douglas et vous, monsieur et madame de La Maille, vous resterez en dehors de cette affaire.
Le comte de Lorgeron était bluffé par Martine, si convaincue de la capacité du médecin à mentir, à raconter une fable qui tienne debout face à une famille méfiante et en colère. Il ne donna pas d’avis car la question était délicate et son coup de fusil n’avait fait qu’exacerber la tension, même s’il avait fait déguerpir les intrus.
René de La Maille dit à Martine : « C’est une idée. Téléphone à Lançot. Je te laisse manœuvrer. On verra comment il réagira ».
Martine se leva pour téléphoner dans le hall. Dix minutes plus tard, elle rentrait dans le petit salon et annonça, souriante, que le docteur Lançot allait venir au château rechercher Kalia pour la reconduire à Botton.
- Le docteur a un plan pour te tirer d’affaire, dit Martine à Kalia.
Elle se tourna vers Douglas : « Maintenant Douglas, mon mari et moi, nous te conseillons d’être extrêmement prudent si tu veux revoir Kalia. Mais tu dois être lucide. Sa famille ne voudra jamais de toi. Tu cours des risques considérables en la revoyant. Et logeant et travaillant au château, tu nous mets en danger. C’est pourquoi, si tu te décides à poursuivre tes relations avec ton amie, nous te demanderons de quitter le château. Tu perdras ton emploi chez nous et notre amitié.
- Quelle maîtresse femme, se dit Lorgeron qui se versa un autre verre. Elle a parfaitement exposé le marché à son majordome. C’est Kalia ou nous, tu choisiras.
Il l’admirait. Il comprenait le baron de La Maille d’avoir épousé Martine.
Douglas semblait ennuyé. Il ne parlait pas.
Quand le docteur Lançot apparut une demi-heure plus tard, il se retira quelques minutes dans le hall avec les châtelains. Puis on entendit la voix de Martine qui appelait Kalia à rejoindre le docteur et à rentrer en voiture avec lui à Botton dans sa famille. Il parlerait avec les parents et s’engageait à désamorcer la bombe.
Les tourtereaux s’embrassèrent sans conviction.
On entendit le moteur de la Peugeot en route avec le docteur et la jeune fille.
- Maintenant, Douglas, annonça Martine, nous ne parlerons plus de cette malheureuse soirée. Rentre dans ta tour. Calme-toi. Tout finira par s’arranger. Mais tu connais maintenant les conditions si tu veux rester à notre service.
- Oui Madame, dit Douglas qui réfléchissait.
Il s’inclina devant le baron et la baronne, salua le comte dont les paupières étaient closes, et rejoignit sa tour et la chambre au second étage. La fête avait tourné au cauchemar.
- J’espère, ma chère Martine, que le scénario mis au point par votre docteur sera au goût de la terrible famille de cette petite Kalia, dit Lorgeron.
- Je croise les doigts, répondit Martine. Lançot est homme d’expérience et de jugement.
- Je pense qu’elle n’a pas dix-huit ans, qu’elle est mineure d’âge, dit René de La Maille. Douglas a pris des risques énormes.
- C’est la jeunesse toujours amoureuse et irréfléchie. Mais vous n’étiez pas dans leur chambre pour voir ce qui s’est passé, répondit le comte.
- Je n’ai pas envie d’être accusé de tenir ici une maison de débauche, conclut sèchement le baron.
Ils regardèrent encore les dernières actualités du JT à la télévision. Le speaker annonçait de nouveaux incendies à Bruxelles. Cette fois des immeubles brûlaient avenue Louise, notamment le luxueux hôtel Conrad qui n’avait pas résisté à des jets de plusieurs engins incendiaires. Des agences de banque avaient été visées aussi. A nouveau, pour la seconde fois, le quartier de la Place Jourdan était devenu une cible pour ces bandits que rien ne faisait reculer. La police était dépassée et la population terrorisée. Certains policiers avaient dû tirer en l’air pour éloigner des bandes qui montaient des communes de M… et de S… en vue de casser les vitrines du quartier de la Toison d’Or.
Le gouvernement réuni en urgence avait décidé, après d’interminables négociations entre partis, de faire appel à l’armée.
- Mais il n’y a plus d’armée en Belgique. Ils l’ont détruite, dit le baron qui avait été officier de réserve dans les blindés.
Une nouvelle les troubla. D’autres incendies criminels avaient été allumés à Namur, Gembloux, Arlon par d’autres bandes qui se déplaçaient rapidement en voiture ou en moto. Le pays flamand n’était pas épargné. Des villas dans la banlieue chic d’Anvers flambaient.
Ils entendirent le nom des communes de Brasschaat, de Schoten et de Schilde.
- J’espère que ma mère est en voyage, dit Martine.
Ils se souhaitèrent une bonne nuit. Lorgeron embrassa Martine et partit se coucher dans sa tour. Les volets furent fermés sur tout le rez-de-chaussée, les lumières éteintes les unes après les autres, et les La Maille rejoignirent leur chambre à coucher.
Le baron de La Maille et Martine avaient emporté les cinq fusils, les quatre carabines et les deux Purdey dans leur chambre à coucher au premier étage, dont René ferma la porte à clé.
-Martine, dit le baron, tout se dégrade. Nous allons devoir prendre une décision. Est-il prudent de rester à Villiers dans ce château, ou quittons-nous la Belgique ?
Elle ne répondit pas. Il l’embrassa très fort. Il admirait ses yeux qui disaient tout. Quelle femme que la mienne, se dit-il.
Dans sa tour, le comte de Lorgeron ajouta deux grosses bûches dans le feu ouvert de la chambre. Il pensa à son fils en Afghanistan. S’il voyait son père ici dans une Belgique perturbée, que dirait-il ?
Il caressa son fox à moitié endormi qu’Emilia avait monté dans la chambre pour la nuit. Il se déshabilla, revêtit un pyjama et un pull-over pour avoir plus chaud durant cette nuit qui s’annonçait froide, et nouant une écharpe en cachemire autour du cou, il entra dans son lit. Une bouillotte était là qu’il poussa au fond de la couche pour réchauffer ses pieds.
Il y avait les deux couvertures supplémentaires.
- Brave Douglas, se dit le comte avant de s’endormir.
(A SUIVRE)
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