Suite du récit Le Comte de Lorgeron par Henri de Meeûs. (Chapitres 1 et 2, lire les Carnets de Mai 2023). Ici les chapitres 3 et 4 sur Juin 2023.
Chapitre 3
Villiers-sur-Meuse était un petit village situé au-dessus des contreforts de la Meuse. Il ne craignait pas les inondations fréquentes du fleuve qui désespéraient les riverains, trop souvent confrontés aux dégâts des eaux, reprenant sans cesse les mêmes remises en état, les nettoyages, les achats de mobiliers pour remplacer ceux qui avaient été détruits, obligés de rédiger les mêmes demandes d’indemnisations sur des formulaires compliqués à adresser par lettre recommandée en triple exemplaire à des pouvoirs publics qui mettraient des années à payer quand ils n’égaraient pas les dossiers. On se demandait par quel entêtement masochiste les victimes de la Meuse s’accrochaient à son rivage ? Zone inondable ? Oui, mais ils étaient des milliers à avoir reçu le permis de bâtir sur les terrains longeant ce fleuve qui s’amusait à les tremper jusqu’à la taille de plus en plus souvent. Au journal télévisé, les larmes des habitantes désespérées s’ajoutaient à la masse des flots.
Le baron de La Maille, dans son château sur les hauteurs, avait toujours les pieds au sec comme tous les habitants de Villiers-sur-Meuse, fermiers, éleveurs de vaches, - de la célèbre race blanc-bleu-belge -, et de petits chevaux gris qui broutaient dans les prairies jusqu’aux premiers froids. On appelait cette race de chevaux robustes les petits gris de Villiers.
Trois cents maisons à Villiers-sur-Meuse, une église, une école, une maison communale et de rares magasins, une épicerie du distributeur Courtehoux, une pharmacie dirigée par une femme à la voix haut perchée qui donnait des consultations aux malades en même temps qu’elle déchiffrait les prescriptions des médecins, - elle jouait aussi à l’esthéticienne avec une quantité de produits de beauté pour femmes finissantes et pour messieurs délicats -, une boulangerie-pâtisserie, un bureau de poste avec une postière atteinte de fatigue chronique, une librairie-papeterie, et enfin un restaurant qui servait à midi de la petite restauration mais qui fermait le soir. Les petites omelettes au fromage étaient renommées. Et à la fin, petit café et petite addition.
Ce qu’on ne trouvait pas à Villiers-sur-Meuse, les habitants l’achetaient à Namur ou à Dinant. Bruxelles était pour les villageois le bout du monde. S’y rendaient cependant chaque matin dès l’aube, avec le premier train, quelques rares habitants fonctionnaires dans les ministères de la capitale, et qui reprenaient l’après-midi à partir de quinze heures trente le chemin de fer du retour.
Heureuses gens qui dormaient dans leur wagon durant tout le trajet !
L’église était desservie par un prêtre âgé qui regagnait chaque soir sa cure après de multiples tâches. D’abord le matin, la messe à sept heures suivie par une dizaine de personnes, ensuite la leçon de catéchisme aux enfants à onze heures, puis les visites de l’après-midi aux malades et à quelques vieillards à qui il donnait la communion, enfin l’attente de rares pénitents dans le confessionnal chaque soir entre dix-huit heures et dix-huit heures trente, - des femmes surtout -, qui lui récitaient toujours les mêmes péchés. Il y avait en outre le sermon du dimanche, la célébration des baptêmes, les mariages (avec des couples dont la moitié divorcerait rapidement), les funérailles des paroissiens (dont la plupart n’avaient guère fréquenté l’église), bref ce curé bien occupé, quoiqu’âgé, rentrait fourbu vers vingt heures dans une vieille maison humide, allumait une pipe et lisait le journal, puis il se levait et se réchauffait une soupe dans laquelle il jetait quelques morceaux de pain. Ensuite, assis devant le potage, il beurrait des tartines, les recouvrait du fromage que des fermiers lui apportaient par pitié.
Un poêle à charbon alimenté par des morceaux de coke reçus de l’épicier était son seul confort. Il croyait en Dieu. Il aimait le Christ qu’il priait à tout moment.
« Seigneur, aidez-moi, Seigneur, secourez-moi, Seigneur, je Vous aime, Seigneur, je suis à Vous. Faites pour le mieux car je suis faible, Seigneur, pitié pour nous ». Dans ce nous, il se comptait avec tous ses paroissiens, les athées compris, etc… C’était sa prière perpétuelle.
Combien d’habitants de Villiers-sur Meuse priaient encore le Souverain Juge et l’Amour infini ?
Le curé supportait mal la solitude du cœur et des sens et malgré ses efforts pour sourire, il avait un regard triste et un estomac plein d’aigreurs qui remontaient dans la gorge et l’obligeaient à avaler un médicament crémeux contre le brûlant.
Les habitants du village n’avaient rien à reprocher au baron et à la baronne de La Maille.
La baronne de La Maille était une femme active, toujours en mouvement, au volant de sa Renault. Chacun la connaissait. Elle aimait rendre service, encourageait le curé en bavardant chez lui de temps en temps, lui laissant à chaque visite un peu d’argent pour le nécessaire. C’est le curé qui l’avait entretenue du cas de l’orphelin Douglas et c’est elle qui avait trouvé la meilleure solution en se chargeant de son éducation et, plus tard, en l’engageant à demeure comme domestique au château.
On peut dire que les La Maille n’avaient pas d’ennemis dans le village. Les fermiers, locataires des terres du baron, payaient les fermages et le baron les laissait tranquilles, car il ne vendait aucune terre. Ces familles fournissaient aussi des traqueurs durant les chasses d’automne. Les battues étaient animées et le gibier abondant. Le baron et ses invités s’amusaient beaucoup.
Le baron utilisait les services d’un garde-chasse qui ne tolérait aucun braconnier sur les terres. Celui-ci, à ses débuts, avait échangé, au péril de sa vie, quelques coups de feu près des bacs à lumière avec des charognards, et les braconnages avaient pris fin.
-Vous comprenez, disait le baron au comte de Lorgeron, devant une tasse de café et des croissants, lors du petit-déjeuner après la première nuit du comte passée au château, si on est bon avec autrui, on ne doit pas craindre la méchanceté. Martine et moi, nous nous entendons avec la population, et je ne fais pas de politique. Martine les soigne quand ils ont de petits bobos. Ils viennent ici à l’entrée de service où a été aménagé, dès notre mariage, un dispensaire d’urgence. Martine est aidée par la veuve d’un médecin qui connaît la musique et cela facilite la vie des habitants qui ne sont pas obligés, pour des petits problèmes de santé, de se déplacer à Dinant ou à Namur.
- Vous n’êtes pas critiqués par les médecins de la région ? dit le comte.
- Cela se passe ainsi depuis vingt ans. Ils savent que nous ne leur faisons pas concurrence. Martine ne demande jamais d’argent, et appelle le médecin que le malade souhaite consulter ici au château. Souvent Martine règle elle-même les honoraires médicaux. Et puis, Martine a un diplôme d’infirmière.
- Je l’ignorais, dit le comte. C’est agréable pour moi de le savoir. Martine me soignera si je tombe malade.
Le comte beurra une tranche d’un pain blanc délicieux et la recouvrit de miel.
- Il fait vraiment très calme chez vous. Je n’ai pas entendu le moindre bruit cette nuit dans la tour, dit-il au baron.
- Je déteste la ville, dit le baron, et Martine y étouffe. Elle est devenue une vraie campagnarde. Pour rien au monde, nous ne nous installerions à Bruxelles. La tranquillité est essentielle pour moi. C’est un cadeau du Ciel.
En réalité, le comte de Lorgeron n’avait pas passé une nuit aussi excellente qu’il le disait. Il n’était pas habitué à son nouveau lit. Le matelas lui avait semblé humide et froid. Il avait mis du temps à se réchauffer malgré les bûches qui brûlaient dans le feu ouvert et dont il entendait les aiguilles de bois craquer. La lueur des flammes et le crépitement des étincelles étaient toutefois réconfortants dans cette chambre isolée.
Il n’avait pas encore situé à quel endroit du château dormaient ses hôtes qui ne le lui avaient pas dit. Même si la tour était accotée au bâtiment central, il avait l’impression d’être couché loin de ses cousins.
S’il avait besoin de secours en cas de malaise, qui entendrait son appel ? Qui répondrait à ses cris ? Il aurait voulu une bouillote bien chaude dans son lit pour la repousser petit à petit vers ses pieds.
Le matin tôt, il sentit que le bois était consumé dans le feu ouvert. Sur son crâne dégarni, un voile froid s’était posé, ce qui le força à remonter la couverture par-dessus la tête. « Je vais m’enrhumer dans cette tour », pensa- t-il.
Il entendit la voix de Douglas qui, derrière lui, disait : « Monsieur le comte, voulez-vous encore un peu de café ? »
Le comte de Lorgeron opina de la tête sans regarder Douglas qui lui versa un second café bien chaud.
- Désirez-vous du lait et du sucre, monsieur le comte ?
- Oui, répondit Lorgeron qui lui lança un coup d’oeil car il avait été frappé par la voix du jeune homme, une voix sans accent, une voix presque française, légère, élégante, contrairement à celle des cousins belges un brin traînante quoique sans l’intonation habituelle des habitants du Namurois.
- Connaissez-vous les dernières nouvelles ? interrogea le baron de La Maille.
- Non, pas encore, mais vous allez me les dire.
- Figurez-vous, mon cousin, qu‘il y a eu hier à la fin de l’après-midi dans certains quartiers de Bruxelles des actes de vandalisme, non pas des voitures brûlées comme à Paris récemment, mais des maisons incendiées par des voyous qui passent très vite en auto ou en moto et qui balancent un engin du type cocktail Molotov à travers fenêtres et vitrines. Résultat : la maison flambe, et parfois avec tous ses habitants. Les commerces sont calcinés avec toutes les marchandises. Il y a eu hier quatre maisons incendiées, deux à Etterbeek, dans le quartier de la Place Jourdan, et deux à Schaerbeek, près de la Place Meiser en une seule heure. Les pompiers ont fait le maximum pour que le feu ne se propage pas aux maisons voisines. Hélas pour la Place Jourdan, située dans un quartier très commerçant, le feu s’est communiqué à trois immeubles contigus, dont le restaurant Gérard nouvellement transformé, alors que des clients y dînaient ! Et les vitrines de l’encadreur Cadriges ont été brisées à coup de barres de fer.
- La police a dénombré de nombreux blessés et deux morts, ajouta le baron de La Maille.
- Vous m’en direz tant, c’est la révolution chez vous? dit le comte qui dégustait un œuf à la coque.
- Vous avez de l’humour, mon cousin, mais vous savez comme moi que nous allons à la catastrophe.
- Exact. Je suis d’accord avec vous. Mais ici, je l’espère, vous êtes à l’abri.
- N’en croyez rien, dit le baron de La Maille. Vous voyez l’avenir ?
- Je le vois, répondit le comte de Lorgeron qui n’oubliait pas sa femme massacrée dans le Jardin des Tuileries.
- Et les auteurs des incendies à Bruxelles courent toujours, dit le baron.
- Je connais cela, souffla le comte de Lorgeron.
Il étendit ses jambes devant lui sous la table, car la nuit froide n’avait pas été bonne pour ses articulations et il craignait de voir réapparaître les rhumatismes qui l’avaient tant fait souffrir après la mort d’Isabelle.
- Douglas, dit le baron, nous allons passer au salon avec mon cousin. Vous apporterez le courrier dès que le facteur arrive. Merci pour cet excellent déjeuner.
- Où est Martine ? interrogea le comte
- Elle travaille déjà au dispensaire à l’entrée de service. Les bobos se soignent à partir de neuf heures, et il est dix heures, dit le baron qui se leva pour se rendre au salon tandis que Douglas débarrassait la table.
- J’espère, répondit le comte de Lorgeron, que mon lever tardif ne la dérange pas.
- Oh non, dit Douglas, en souriant. Madame la baronne est toujours très active et s’éveille tôt. Elle prend le petit-déjeuner à sept heures trente. Ensuite, elle va parler avec Emilia dans la cuisine au sujet du menu du jour. Puis, comme chaque matin, elle travaille au dispensaire jusqu’à midi.
Le comte de Lorgeron se leva à son tour, effaça d’un geste les miettes tombées sur son veston. Douglas ôtait les assiettes, les tasses, la cafetière en argent et les petites corbeilles en porcelaine de vieux Bruxelles contenant les croissants et les tranches de pain non consommés.
Lorgeron appréciait la tenue du jeune domestique : veste blanche immaculée, cravate noire sur la chemise, pantalon gris ni trop large ni trop long, bien coupé, et souliers du genre church très chic.
Il est gâté le petit, et il est sympa, se dit le comte. Tant mieux pour les La Maille. Ils devraient l’adopter. Il a plus d’allure que beaucoup de jeunes aristos que je connais.
Il pensa à son fils et une bouffée d’émotion l’envahit qu’il tenta de cacher en regardant par la fenêtre de la salle à manger.
Devant lui, la prairie et derrière elle, les grands étangs de Villiers avec les bosquets de bouleaux sur les rives. Sur l’eau sombre, il apercevait, malgré sa mauvaise vue, des canards sauvages nombreux qui se regroupaient avant un grand départ.
- On chasse les canards ici ? dit le comte à Douglas.
- Monsieur le baron n’aime pas qu’on dérange les canards car ils mettent de la vie sur les étangs. Si on les tire, il n’est pas évident qu’ils reviennent, ils sont légers et méfiants. Au moindre bruit, ils s’envolent. Par contre, si on les laisse en paix, ils s’habituent à notre présence et barbotent toute la journée devant le château.
- J’ai beaucoup chassé dans ma vie, dit le comte à Douglas. Tirer des canards en plein vol, ce n’est pas si facile.
Le domestique ne répondit pas, finit de débarrasser la table, plia la nappe, et la rangea dans la haute armoire de l’office.
- Douglas, appela Lorgeron.
- Oui, monsieur le comte ?
- Je n’ai pas eu très chaud dans mon lit cette première nuit car les bûches n’ont pas tenu longtemps. J’aurais dû me lever à deux heures du matin pour recharger le feu, mais je dormais. Pourriez-vous ajouter sur le lit deux couvertures et demander qu’on place une bouillote dans le lit vers vingt-deux heures ?
- Je n’y manquerai pas, répondit Douglas.
Le comte resta seul. Mais avant de rejoindre son cousin au salon, il préféra prolonger la conversation encore quelques minutes avec Douglas, pour satisfaire sa curiosité.
Chapitre 4
Si pour le baron et la baronne de La Maille, Douglas était un serviteur apprécié, ils ignoraient que le beau Douglas avait une vie amoureuse, ce qui est bien normal à son âge. Il avait rencontré un samedi soir, qui était son jour de congé hebdomadaire, une jeune fille non européenne de dix-sept ans, Kalia. La première fois qu’il l’aperçut assise, attablée dans le café La Belle Meuse où d’autres jeunes étaient réunis, il eut le coup de foudre. De sa vie, il n’avait jamais vu un plus beau visage. Elle était grande, élancée, une chevelure noire encadrait le visage très pur et descendait sur les épaules. Ses yeux sombres comme des flammes dans la nuit et sa bouche très rouge ravirent son esprit, son cœur et son corps. Son cœur battait fort quand il lui parla. Elle habitait la cité de Botton avec ses parents et deux frères plus âgés, célibataires, qui travaillaient dans les chemins de fer. Elle terminait des études à l’Institut Sainte Marie de Namur qui était obligé légalement d’inscrire comme élèves des jeunes filles non catholiques pour l’obtention des subsides indispensables. C’était la mixité sociale.
La jolie fille ne resta pas insensible au charme de Douglas.
Ils parlaient de tout avec animation, se découvrant l’un à l’autre, malgré l’horrible musique qui retentissait dans le café. Le moindre des mots de Kalia, le moindre de ses gestes, ses regards, le jeu de ses mains et de ses bras nus, émouvaient Douglas. Il la désirait fort, c’était évident.
Kalia, elle, était étonnée par la distinction de Douglas, par ses cheveux bruns, ses yeux gris rieurs et son sourire doux qui la remplissaient d’un sentiment nouveau qu’elle n’avait jamais connu.
Quand il lui dit qu’il était majordome au château de Villiers-sur-Meuse, elle battit des paupières car elle le croyait étudiant à l’université ou déjà dans les affaires, mais elle ne posa pas de question au sujet de sa profession ni sur le pourquoi de sa présence au château.
Elle s’excusa un moment et se rendit aux toilettes. Il l’attendit. Elle revint et, très discrètement, lui glissa un papier plié en deux dans la main en fermant les yeux pour lui faire comprendre que tout devait rester secret entre eux.
Elle avait écrit : « Douglas, je ne puis te rencontrer qu’à l’insu de ma famille car mon père et mes frères ne veulent pas que je fréquente un européen. Je te demande la prudence. Comprends-moi stp ». Signé : Kalia,
Ils se levèrent en même temps que le groupe de jeunes. Tout le monde se disait au revoir et s’embrassait. Douglas posa ses lèvres sur la joue de la jolie étrangère et s’éclipsa.
Depuis cette rencontre, ils parvenaient à se retrouver seuls à Namur le samedi après-midi, entre quatorze et seize heures dans un petit café Le Joyeux Namur situé sur le piétonnier près de l’église Saint Loup. Ils se tenaient la main, se regardaient intensément. Il découvrait le goût de sa bouche, ses baisers parfumés, et elle, elle aurait désiré qu’il la prenne nue dans ses bras.
Ils dégustaient des scampis au safran accompagnés de riz et de tomates fraîches. Elle ne buvait pas de vin mais du Vittel. Pour lui, une bière suffisait. Il payait l’addition car une élève de dix-sept ans à l’Institut Sainte Marie n’a pas beaucoup d’argent.
Ils étaient toujours aux aguets, craignant de rencontrer des résidents de la cité de Botton qui auraient immanquablement signalé les faits et gestes de la jeune fille à ses parents.
Douglas était pris par la beauté de Kalia, et donc de plus en plus amoureux, au point qu’il chercha une rencontre plus intense. Il proposa à sa belle de la voir un samedi soir entre vingt heures et vingt-deux heures.
- Mais où ? dit la jeune fille.
Douglas n’osa pas proposer une nuit à l’hôtel, par exemple dans un relai d’autoroute, où ils n’auraient rencontré personne de connu. Le mieux serait sa chambre au château à vingt heures un samedi soir quand ses maîtres le laissaient respirer, sans service le samedi, sauf cas exceptionnel toujours annoncé à l’avance.
- Dans la tour où personne ne vient jamais, dit Douglas à Kalia, nous aurons la paix. Le tout sera de n’être pas aperçus quand nous entrerons dans le château.
Douglas était conscient qu’il jouait avec le feu en taisant cette rencontre au baron et à la baronne. Mais son désir était plus fort que sa prudence.
Il n’avait pas eu beaucoup d’occasions de faire l’amour, et cette fille si jeune et si jolie était un cadeau du ciel.
Kalia, si elle désirait Douglas, n’était pas naïve et se doutait que dans la chambre de Douglas, elle verrait le loup. Mais sa curiosité de découvrir le château et le goût du risque furent deux motifs peut-être plus puissants que l’attirance sensuelle. Elle désirait respirer loin de son père et de ses frères. Elle inventerait qu’elle était invitée chez une amie pour préparer les examens.
Ils fixèrent le rendez-vous au samedi suivant.
Le comte de Lorgeron, avant de gagner le salon pour rejoindre son cousin, avait remarqué l’effervescence du garçon.
- Tout va, Douglas ?
- Oh oui, monsieur le comte, la vie est belle.
- Profitez de votre jeunesse, car la vie est courte. Avez-vous une petite amie dans le village ?
- Oui, mais rien de sérieux encore, répondit Douglas qui piqua un fard.
- Moi, dit le comte, je n’ai eu qu’une seule femme, mon épouse, qui fut assassinée, il y a cinq ans à Paris.
Douglas ignorait le drame et se le fit raconter par Lorgeron, lequel termina le récit par une conclusion : « Depuis lors, je me méfie des voyous de plus en plus nombreux dans les villes ! »
Douglas était mal à l’aise. Il préféra se taire. Mais il avait vu le comte de Lorgeron sortir un mouchoir de sa poche pour se moucher.
- Et vous ne savez pas ce qui a suivi ?
- Non, dit Douglas.
- Mon fils Jérôme, qui venait d’être accepté comme avocat au barreau de Paris, a disparu trois mois après la mort de ma femme et on ne l’a jamais retrouvé malgré des recherches dans toute la France. Je n’y comprends rien. Est-il mort ? Est-il vivant ? Je ne puis le dire.
Douglas s’approcha du comte et posa une main sur l’épaule du vieillard qui baissait la tête.
- Courage, monsieur le comte, monsieur le baron et madame la baronne vous aiment bien. Et je suis là pour vous aussi.
Le comte de Lorgeron prit la main de Douglas.
- Je te remercie de ta gentillesse. Tu es un bon garçon.
Il quitta la salle à manger pour rejoindre le baron de La Maille qui lisait les journaux dans le grand salon où brûlaient trois bûches de hêtre dans le grand feu ouvert.
- Savez-vous, mon cousin, dit le comte, que je suis un vague parent d’Henry de Montherlant, l’écrivain français qui s’est suicidé en 1972 ?
- Oui, on me l’avait dit, mais j’ignore comment vous vous rattachez à lui.
- Je suis apparenté aux comtes de Coëtnempren de Kersaint par ma mère. Vous savez que nous avons du sang breton. Comme Montherlant dont l’arrière-arrière-grand-mère était Coëtnempren de Kersaint.
- Vous l’avez connu personnellement ?
- Il était très sauvage, ne voyait que ceux ou celles qu’il acceptait de rencontrer car il détestait perdre son temps. Je l’ai vu à plusieurs reprises et notamment après la guerre. Il a accepté l’invitation que mon beau-père lui avait adressée pour mon mariage. Mon beau-père, le duc de D…, fut un de ses grands amis. Ils riaient beaucoup quand ils se retrouvaient. Je vous parle de Montherlant à propos de ce que vous m’avez rapporté sur les évènements de Bruxelles, les incendies criminels de maisons...
- Oui ?
- Montherlant avait annoncé la catastrophe depuis longtemps. Il annonçait les temps infâmes, les perdita tempora. Nous y sommes en plein. Vous avez lu Le Chaos et la nuit de Montherlant ?
- Oui, dit le baron, c’est un chef d’œuvre.
- Ce génie ne se faisait pas d’illusion sur notre avenir.
- On le lui a fait payer à la fin de sa vie, répondit le baron. Et après sa mort, ce fut pire encore. Et qui l’a défendu ?
- Mon beau-père le défendait toujours car il le connaissait bien. Montherlant était un homme extraordinaire qui nous faisait rire beaucoup. Le chauffeur du Duc allait le chercher Quai Voltaire à Paris car il ne conduisait pas. On était obligé de le ramener le soir même chez lui sinon il se sentait mal. Il détestait la campagne. Un grand nerveux mais ô combien attachant ! Figurez-vous qu’il avait les poches remplies de bouts de papier sur lesquels il écrivait quand il n’était pas chez lui. Ma belle-mère la duchesse craignait qu’elle ne lui serve de modèle. Il essayait de la rassurer.
- J’ai beaucoup lu Montherlant, dit le baron. Martine le juge déprimant. Moi je le trouve excellent. Un des meilleurs du vingtième siècle, méprisé par l’Université car les universités sont dirigées par des progressistes qui préfèrent les Beckett, Ionesco, Camus ou Boris Vian, tous surfaits, tous ennuyeux et sans style. Or la beauté du style est essentielle. Montherlant est un immense poète.
Les salons du château de Villiers-sur-Meuse étaient vastes. Le grand salon avec ses murs recouverts de soie vieux rose était meublé classiquement, Louis XV et Louis XVI, sans objets modernes qui auraient dénoté. Les La Maille ne prenaient pas de risque à ce sujet.
Aux murs, des tableaux d’ancêtres peints par Van Dyck et par Jordaens qui donnaient à l’ensemble une atmosphère un peu austère s’il n’y avait pas les superbes bouquets cueillis dans le potager par Martine qui adorait les fleurs et connaissait l’art de les assembler. Des tapis d’Aubusson s’étalaient sur les planchers. Deux grands canapés de style Charles X en noyer clair, dont les sièges étaient recouverts d’un velours bleu noir, se faisaient face, séparés par une table basse taillée dans le verre sur laquelle s’étalaient revues, livres et journaux. Cette table était la seule concession contemporaine dans ce salon occupé par des commodes, des fauteuils, et des chaises de style château.
Aux fenêtres des tentures aux couleurs d’or et de bronze descendaient jusqu’au plancher, retenues de chaque côté par des cordons que les châtelains dénouaient le soir pour ne pas être vus. La grand-mère du baron aimait raconter l’histoire d’une marquise de Chasteleir qui avait été assassinée dans son salon d’un coup de fusil tiré le soir de l’extérieur par son garde-chasse. Depuis, la famille de La Maille insistait pour fermer les volets et dénouer les cordons qui rattachaient les rideaux quand la nuit tombait.
Prolongeant le grand salon, il y avait un second salon plus petit, dit le fumoir, - même si les hôtes n’y fumaient jamais -, où un écran de télévision, une chaîne hi-fi, et le bureau du baron étaient installés avec trois fauteuils club en cuir. Sur les murs du fumoir, le baron avait accroché trois grandes toiles ensoleillées d’impressionnistes belges.
C’est là que les époux se tenaient après le déjeuner et après le dîner s’ils n’avaient pas d’invités.
Les deux cousins devisaient dans les canapés Charles X du grand salon quand Douglas vint apporter sur un plateau d’argent le journal La Libre Belgique et des lettres qu’il présenta au baron de La Maille.
Celui-ci regarda les lettres.
- Une lettre pour vous, dit-il au comte de Lorgeron.
Il la tendit au comte qui n’aimait pas recevoir de lettres toujours sources d’embêtements.
- La nouvelle de ma présence chez vous a déjà fait le tour de la terre, dit le comte.
Il ouvrit la lettre qui était postée de Paris et lut :
Paris le 2 novembre,
Au comte de Lorgeron
Cher Monsieur,
J’ai une grande nouvelle à vous annoncer, tout à fait inattendue et qui vous remplira de joie. Votre fils Jérôme a été retrouvé. C’est ce que m’a annoncé ce matin la Police judicaire. Il serait actuellement en Afghanistan dans la Légion étrangère où il se serait engagé d’un coup de tête après l’assassinat de madame la comtesse, votre épouse. Il se conduit brillamment et est très apprécié de ses chefs. Il sert sous le nom de Max Dandelot en qualité de sergent. Il a été légèrement blessé au cours de combats mais il est complètement remis.
On me signale qu’il rentrerait en France prochainement. Je ne puis vous dire à quelle date. Je le reverrai à son retour pour apprendre s’il est encore disposé à faire une carrière au barreau et dans mon cabinet.
Vous savez que je l’appréciais beaucoup. Je ne juge pas ses motivations ni ses silences. Je suis conscient que cette grande nouvelle vous bouleversera. Mais votre fils est vivant ! Dieu soit loué.
Je vous prie de croire, cher Monsieur, à mes sentiments les plus distingués.
Signé : Maître Eric Pluvier, Avocat au Barreau de Paris.
Le comte poussa un cri et laissa tomber la lettre de l’avocat à ses pieds. Il s’affaissa sur lui-même, glissa sur le côté du canapé et chuta la tête en avant sur le tapis d’Aubusson.
Le baron de La Maille se précipita, criant : « Douglas, allez chercher la baronne au dispensaire, le comte se sent mal ».
Dix minutes plus tard, Martine arrivait, accompagnée du médecin de Villiers-sur-Meuse, le docteur Lançot, dont c’était le jour de consultation.
Le comte revenait à lui, très pâle. Le médecin constata une tension trop basse, sortit une seringue de sa valisette et fit une piqûre pour soutenir le cœur. Ensemble, ils allongèrent le père du légionnaire sur un plaid écossais et lui relevèrent un peu la tête sur un coussin du canapé.
- Excusez-moi dit le comte qui se remettait, mais le choc est brutal. Lisez cette lettre, mon fils est retrouvé. Incroyable miracle. Mais pourquoi ce silence de quatre années ? Je ne comprendrai jamais mon fils unique ! »
Martine lisait la lettre de l’avocat Pluvier qu’elle tendit ensuite à son mari :
- Pour un miracle, c’en est un fameux ! Votre fils qu’on croyait mort est ressuscité ! Merci Seigneur ! Merci à la Divine Providence !
Martine exultait. Elle embrassa le comte de Lorgeron sur les joues.
- Nous allons déboucher le champagne. Docteur Lançot, notre ami le comte de Lorgeron a retrouvé son fils disparu qui sans rien dire s’était engagé à la Légion étrangère. Il sert en Afghanistan ! Il faut sortir le champagne. Douglas, apportez les coupes et ajoutez une chaise à table pour le docteur afin qu’il se réjouisse avec nous. Prévenez Emilia que nous serons quatre pour le déjeuner.
Douglas sortit du salon. Que d’imprévus magnifiques. Un père retrouve son fils. Et lui, il avait rencontré Kalia qu’il reverrait bientôt.
Le comte reprenait pied, des couleurs ravivaient ses joues malgré quelques frissons qui montaient de temps en temps des reins à la nuque.
A quatre-vingt ans, pensait le comte, être confronté à un tel évènement, c’est incroyable. Isabelle, au Ciel, doit être heureuse que notre fils qu’on croyait perdu soit retrouvé. C’est la parabole du Christ, l’histoire du père, du fils prodigue et du veau gras ! Mais Jérôme n’était pas un voyou. Pour le veau gras, ce sera à Emilia de le rôtir à la broche !
Ses pensées s’entrechoquaient. Sans doute avait-il un peu de fièvre. Pris froid la nuit dans cette tour ? Vais-je les prier de changer de chambre ? Il ne faut pas attraper une pneumonie et mourir avant de revoir Jérôme. Il demanda un porto pour se réchauffer. Pas de champagne car le champagne le rendait triste. Et il était triste, affreusement triste, de n’être pas avec Isabelle pour fêter le retour de leur fils et affreusement triste de n’avoir pas compris le pourquoi de la si longue absence de Jérôme. Que faire ? Il n’avait pas su, pas pu, lui exprimer son amour de père et le fils qui ne recevait pas l’affection de son muet de père, avait sans doute craqué à la mort de sa mère et tout jeté par-dessus bord. S’engager à la Légion, c’était vraiment une sorte de suicide.
Mais lui, Lorgeron à Saumur en juin 1940, avec ses deux mille cinq cents camarades, avec quelques pièces d’artillerie, les cinq canons de 75 mm, les treize canons antichars et les quinze mortiers pour tenir quarante kilomètres de front, avec les mitrailleuses et les dix blindés, ils firent face durant trois jours à deux divisions allemandes, alors même que le Maréchal Pétain venait d’annoncer la demande d’armistice et d’appeler à cesser le combat.
Lui Lorgeron et ses chers camarades, sous-équipés et inexpérimentés, ils avaient risqué leur vie dans un dernier baroud pour défendre les quatre ponts et freiner le passage des troupes allemandes sur la Loire. Ils s’étaient battus pour l’honneur de la France. En face, quarante mille allemands avec leurs trois cents pièces d’artillerie et cent cinquante blindés et des avions qui piquaient sur les positions françaises le long du fleuve. Les pertes françaises ? Deux cents cinquante tués ou blessés et deux cents dix- huit prisonniers.
Et Jérôme, lui, en Afghanistan, il se battait pour qui, pour quoi ? Pour les Amerloques ?
Lorgeron connaissait par cœur la déclaration du Général Weygand datée du 24 Août 1940, dont il gardait toujours une copie dans son portefeuille :
Citation à l’Ordre de l’Armée de l’Ecole Militaire d’Application de la Cavalerie et du Train : « Sous le Commandement du Colonel Michon, reflétant l’âme de son Chef, l’Ecole Militaire et d’Application de Cavalerie et du Train de Saumur a combattu les 19, 20, 21 juin 1940, jusqu’à l’extrême limite de ses moyens de combat, éprouvant de lourdes pertes, prodiguant les actes d’héroïsme et inscrivant dans les fastes de la Cavalerie une page digne entre toutes de son glorieux passé ;
A suscité, par sa bravoure l’hommage de son adversaire ».
Signé à Vichy le 24 Août 1940, Le Général Commandant en Chef
Weygand.
Pour sa conduite au feu, le comte de Lorgeron grièvement blessé avait reçu la Croix de Guerre.
Et Jérôme blessé chez les Afghans ? Quelle décoration rapportera-t-il ?
Lorgeron était fatigué par le choc que lui avait causé la lettre de l’avocat Pluvier. Il entendait Martine parler fort, joyeuse et sûre d’elle, mais lui, il regardait devant lui, sans rien dire, buvant par petites gorgées le porto rouge qui le réchauffait.
Ils passèrent ensuite à table avec le docteur Lançot qui n’était pas à l’aise et qui en rajoutait.
Lorgeron ne disait rien et mangeait à peine. Douglas servait et desservait. Il lui avait dit tout bas en lui présentant la mousse au chocolat : « Vous allez mieux ?»
Non, Lorgeron n’allait pas mieux, il était triste.
(A suivre)
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