Le comte de Lorgeron
un récit de Henri de Meeûs
Chapitre 1
J’avais entendu parler du comte de Lorgeron, l’aristocrate français qui s’était réfugié dans le château de cousins belges au bord de la Meuse, entre Namur et Dinant.
Agé de quatre-vingts ans, il était fatigué par les épreuves. Une des plus pénibles, cinq années auparavant, fut la mort de son épouse attaquée à Paris par des voyous lorsqu’elle se promenait un après-midi dans le Jardin des Tuileries avec son petit fox-terrier. Elle résista. Et pan, un coup de batte de base-ball dans le visage pour lui faire lâcher prise. Elle s’écroula, le crâne et la mâchoire fracturés. Son sac et ses bagues furent arrachés. Le petit fox retenu par la laisse qu’elle tenait dans sa main crispée reçut quelques coups de pieds, mais survécut. La comtesse mourut dans l’ambulance. Les agresseurs ne furent jamais retrouvés.
Jérôme, le fils unique du comte et de la comtesse de Lorgeron, quelques mois après la mort tragique de sa mère, disparut brusquement sans prévenir son père, ses oncles et tantes, et ses amis. Aucune lettre. Aucun message. On ne le revit plus. La police enquêta. Des affiches furent placardées dans toute la France. Peine perdue. Rien. Aucune nouvelle de lui vivant ou mort.
Ce fut le second drame.
Le comte de Lorgeron, au lieu de se morfondre dans son appartement parisien, préféra une retraite sur la Belgique chez des cousins qu’il aimait et qui, par leurs lettres et leurs conversations téléphoniques, essayaient de lui remonter le moral.
Il quitta Paris et s’installa un mois de novembre chez le baron et la baronne de La Maille qui le logèrent au premier étage dans la tour de gauche de leur château de Villiers-sur-Meuse. Il disposait d’un petit salon avec un feu ouvert alimenté par les bûches d’arbres tombés dans le parc suite aux tempêtes qui se succédaient depuis septembre. Les fenêtres du salon donnaient sur des prairies bordées d’étangs vastes et poissonneux. « Vous pourrez pêcher si le cœur vous en dit », avait écrit le baron de La Maille. A côté du salon, une chambre à un lit, avec un minuscule escalier de cinq marches qui communiquait avec une salle de bains cachée derrière une porte de chêne. Il y avait au second étage de la tour, un bureau où le comte de Lorgeron pouvait ranger ses livres dans une bibliothèque.
Là aussi un feu ouvert et des bûches pour se chauffer. A côté du bureau, un petit w-c éclairé par la vitre d’une meurtrière.
Son installation ne fut pas compliquée. Au volant de sa vieille Jaguar, et Jimmy le fox assis à la place du mort, il précédait une camionnette qui déménageait un bureau, un fauteuil confortable, deux caisses de livres, une chaise, trois tableaux de paysages, un portrait de femme peint par Degas auquel il tenait beaucoup, et trois valises contenant les costumes, le linge, les souliers, les chemises et les lainages.
Il apportait avec lui un fusil de chasse calibre 12 et une carabine qui avait servi à tuer le gros gibier en France, en Belgique et en Afrique du temps où il était jeune et chassait beaucoup.
Ses cousins lui avaient dit que les murs de la tour étaient libres et que les tableaux seraient suspendus là où il le désirerait. Ce fut fait comme il le souhaita : les trois paysages dans le salon de la tour et le Degas dans la chambre à coucher. Il avait accroché aussi, face à son bureau du second étage, un Christ en buis très beau qu’il regardait souvent. Le reste du mobilier contenu dans l’appartement de Paris fut placé en garde-meubles afin de libérer l’appartement qu’il avait vendu.
Durant son séjour, le comte de Lorgeron aimait la campagne et le silence, les oiseaux, les dessins inattendus des nuages sous le vent, les promenades lentes accompagnées du vieux fox tenu en laisse, le bavardage avec le jardinier qui travaillait dans les parterres d’où surgiraient de multiples fleurs du printemps jusqu’à la fin de l’automne, les lapins qui le soir sortaient des taillis et s’amusaient avec des jeux et des courses dans la grande prairie en face du château. Ces joyeux lapins hypnotisaient le fox-terrier Jimmy qui tremblait d’excitation, prêt à bondir comme dans sa folle jeunesse quand il courait les lapins dans les sous-bois.
Lorgeron aimait regarder les poules d’eau sur l’étang toujours à fureter entre les joncs, avec leurs mouvements de petite mécanique, à gauche et à droite, suivies de leurs poussins noirs à bec jaune et à pattes rouges. Il y avait aussi l’arrivée du héron cendré qui passait le soir lentement au-dessus des arbres et guettait sa nourriture au milieu des eaux verdâtres de l’étang, ce qui suscitait la colère des autres oiseaux, choucas, ramiers, merles, qui l’attaquaient en vol, pareils à des avions de chasse harcelant un bombardier.
Le baron de la Maille, châtelain de Villiers-sur-Meuse, était à la retraite sans avoir encore atteint la soixantième année. Il était grand, sportif, blond roux, portant un peu le genre anglais, toujours habillé de costumes de tweed ou de flanelle qu’il commandait à Bruxelles chez Brosowski, un tailleur visité chaque année avant l’automne.
L’épouse du baron, née Martine Sorgeloo, était la fille unique de riches brasseurs. Le couple n’avait donc aucun problème d’argent et vivait confortablement dans leur grand château.
Un jeune homme de vingt ans, Douglas, était le domestique qui les servait à table, le matin en veste blanche et gants blancs, le midi et le soir en livrée noir et or et gants blancs. La livrée portait des boutons armoriés. Il logeait au château parce qu’il avait été recueilli orphelin à huit ans par les châtelains suite à une conversation de Martine avec le curé du village qui l’avait informée d’un cas social : un enfant devenu orphelin et sans famille suite au suicide de ses parents qu’on avait retrouvés pendus dans leur grenier.
Martine avait veillé à ce qu’il reçût une bonne éducation et un enseignement correct à l’école du village qu’il quitta à quinze ans pour les servir. Il donnait entière satisfaction.
Les châtelains avaient prévenu le comte de Lorgeron qu’il pourrait compter sur Douglas pour toute l’aide domestique.
L’entretien et le nettoyage du château étaient assurés par une femme du village qui venait chaque matin accompagnée de sa fille de douze ans, simplette, mais heureuse d’aider sa mère qui ne la bousculait pas. Dans la cuisine régnait Emilia la cuisinière, grosse femme au regard doux, aux cheveux gris, fin cordon bleu, qui logeait au troisième étage sous les combles, dans une petite chambre dotée d’un lavabo avec l’eau chaude et l’eau froide et un chauffage électrique d’appoint pour les soirées plus froides.
Chaque matin, Emilia se levait à six heures. Elle descendait l’escalier de service à six heures et demie et entrait souveraine dans le couloir des sous-sols qui menait à la vaste cuisine éclairée par de hauts et nombreux soupiraux. Elle allumait les feux du four qui restaient actifs toute la journée pour la cuisson des plats que la baronne et elle avaient programmés la veille en tenant compte des goûts du baron. Les recettes manuscrites sur des feuilles jaunies rédigées du temps de la grand-mère du baron étaient numérotées et attachées avec du papier collant sur un tableau noir près de la porte, non loin du four.
Le château était vaste et silencieux. Les La Maille auraient préféré entendre des cris d’enfants dans les étages et sur le pourtour du château, les voir s’amuser à bicyclette dans les avenues et les chemins, pagayer sur l’étang dans la barque rouge. Mais la baronne n’avait pas eu d’enfants. Hélas. Il fallait l’accepter.
Le baron refusait toute idée d’adoption et la baronne n’avait pas insisté. « Je ne constate que des échecs avec les adoptions », lui disait-il. Elle aimait de tout son cœur son mari et refusait qu’une tension surgisse entre eux. Tout se passait bien dans ce couple.
C’est pourquoi la baronne, avec l’accord du baron, avait dit oui au curé au sujet d’un emploi au château pour l’orphelin Douglas. Le baron était satisfait de l’intérêt que portait sa femme à l’éducation du garçon. Il la sentait heureuse. Et on ne parlait plus d’adoption.
Douglas logeait au second étage de la tour située à l‘autre extrémité du château par rapport à la tour de gauche où s’était installé le comte de Lorgeron.
Douglas était beau. C’était l’évidence. Son allure pleine de charme et de discrétion enchantait ses maîtres ravis d’être servis par un majordome que les invités leur enviaient autant pour sa gentillesse, son sourire, son visage honnête, que pour l’efficacité du service.
Douglas réussissait à merveille à dresser une table avec les couverts en argent, les cristaux, les assiettes de la plus fine porcelaine, ou pour présenter, une main derrière le dos, les plats ou la saucière aux invités en évitant les taches sur la nappe brodée. Douglas avait l’œil à tout. Il s’occupait des vins après en avoir parlé au baron qui lui confiait les clefs de la cave; il débouchait les bouteilles, goûtait à l’office le bourgogne ou le bordeaux choisi en gardant en bouche une petite gorgée qu’il recrachait ensuite dans l’évier.
Il devenait un vrai connaisseur et donnait des conseils.
« Douglas est mon échanson », disait le baron de La Maille à ses invités. Douglas nettoyait l’argenterie une fois par mois sous l’œil de la baronne qui s’asseyait parfois à côté de lui à l’office pour donner le dernier éclat, au moyen d’une peau de chamois, aux pièces d’argenterie spectaculaires et anciennes telles les chandeliers dressés sur les commodes du grand salon. Une des grandes qualités du jeune domestique était son don pour le bricolage : plomberie, fuite d’eau dans les w-c, pannes électriques, arrêt intempestif de la chaudière à mazout, et j’en passe.
Il était habile à déjouer les pépins techniques. Le baron au contraire en avait horreur, ne voulant pas même les considérer car totalement maladroit face aux tâches manuelles et ne trouvant son équilibre que dans les arts, les lettres et la chasse. La chasse sur son domaine de bois et de prairies qui s’étendait sur le territoire de deux communes. Le baron, chaque premier samedi du mois, visitait les antiquaires du Sablon à Bruxelles.
-Il est parfait, disait Martine de La Maille à ses amies qui admiraient le travail du domestique.
Le baron de La Maille lui versait des gages généreux auxquels s’ajoutaient les étrennes du Nouvel-An augmentées chaque année. Douglas témoignait à ses maîtres fidélité et reconnaissance.
Puisse le lecteur (ou la lectrice) chasser la pensée que le jeune Douglas jouerait dans ce récit le rôle du serviteur destiné aux plaisirs de ses maîtres tel que fut décrit ce type de personnage, souvent victime consentante, dans les textes effroyables du marquis de Sade.
Chapitre 2
Le comte de Lorgeron avait été un homme plein d’énergie.
Jeune aspirant de réserve dans la cavalerie à Saumur, il prit part à la défense héroïque des 18 au 20 juin 1940 en ralentissant avec ses camarades la traversée de la Loire par les Allemands. Grièvement blessé, il fut hospitalisé dans les environs durant plusieurs mois sans être inquiété par la Gestapo. Il rencontra sa future femme, Isabelle de D…, dans l’hôpital où, infirmière, elle venait chaque soir refaire les pansements, contrôler les températures et nourrir les blessés.
Elle était la fille du duc de D…, jeune, jolie, espiègle, et faisait rire Lorgeron qui déprimait à cause de la défaite et de sa trop lente remise en forme. Convalescent, il fut invité par les parents d’Isabelle à passer les quinze derniers jours de septembre 1940 dans le château de celle qui deviendrait bientôt sa fiancée. Il marchait à petits pas, avec une canne dans les avenues du parc, et Isabelle le soutenait de son bras.
Rétabli, Lorgeron commença en 1941 une activité de résistant en approchant les cercles de Jean Moulin. Il échappa à plusieurs arrestations, ce qu’il mettait sur le compte de son instinct de chasseur ; il flairait les pièges et les situations troubles. Cela lui permit d’avertir à temps plusieurs camarades de ne pas se rendre à tel ou tel rendez-vous où la Gestapo se tenait en embuscade. Comme à Caluire où Jean Moulin fut piégé. Mais pas le comte de Lorgeron.
Après la guerre, il se maria avec Isabelle de D…
Ce fut un grand mariage très chic. Lui en uniforme et décorations avec la croix de guerre, elle dans une longue robe de mariée, immaculée, qui mettait en valeur sa ligne, son corsage et ses bras. Elle était ravissante.
Les invités, pour rien au monde, n’auraient refusé une invitation du duc et de la duchesse de D… Les villageois furent priés l’après-midi à un grand goûter dans la prairie devant le château.
Ils entendirent le discours du duc qui se réjouissait du mariage de sa fille unique avec un héros de guerre.
Bien accueilli par ses beaux-parents, le comte de Lorgeron passa la première année de sa vie d’homme marié dans le château du duc et de la duchesse. Il aimait sa femme qui le lui rendait bien. Excellent ménage, les époux sortaient dans la meilleure société, et même dans les milieux officiels détestés par le duc, son beau-père.
Ses amis dans les partis de droite proposèrent à Lorgeron un siège de député qu’il finit par obtenir en 1947.
La politique le déçut et il ne s’affirma guère à ce poste où son esprit individualiste était contrarié par l’intérêt du parti et les consignes de vote. Il finit par démissionner.
Sa femme et lui décidèrent d’habiter à Paris. En 1948, Isabelle attendit un enfant. Ce sera un fils, Jérôme - fils unique - élevé par une gouvernante, et qui étudiera à Sainte-Croix-de-Neuilly.
C’est la période où, fortuné, le comte de Lorgeron chassait beaucoup, préférant la chasse à une activité professionnelle régulière dans une banque ou dans un organisme public. Faute d’un diplôme universitaire, la guerre ayant perturbé ses projets d’études, il lui manquait les papiers indispensables pour être engagé dans les affaires à un poste de responsabilité.
Mais il était cultivé ; le moment qu’il appréciait le plus était celui de se retrouver dans son bureau bibliothèque tandis qu’Isabelle faisait de la peinture dans un petit atelier aménagé au fond de leur vaste appartement avenue Montaigne. Elle rencontra des peintres. Certains réalisèrent son portrait.
Libéré de corvée professionnelle, le comte de Lorgeron chassait dans le monde entier. En Europe d’abord, petit gibier et gros gibier, faisans, perdreaux, lièvres, lapins, chevreuils, cerfs, sangliers, mouflons, tétras, grouses, gibier innombrable abattu par centaines de bêtes innocentes, au cours d’innombrables journées de chasse à la fin desquelles les chasseurs entourés des traqueurs s’admiraient en posant devant leurs trophées.
Il y eut une période Afrique, notamment au Congo belge, pour tuer les buffles, les gazelles, les lions, les éléphants, certaines espèces n’étant pas encore protégées. Cela donnait des émotions. Il marchait dans la savane ou la forêt, escorté de boys et de porteurs chargés comme des mules.
Il avait même tiré un hippopotame sur un lac à bord d’une longue barque qui s’était approchée silencieusement de l’animal endormi. Pour chaque victime abattue, les indigènes, les bras couverts de sang,
riaient, chantaient et découpaient sur place la bête pour se partager les meilleurs morceaux en roulant des yeux.
Durant ces longues chasses, Isabelle restait à Paris avec son fils, une servante et un chien. Elle ne s’ennuyait jamais et le week-end, elle logeait avec Jérôme dans le château de ses parents à D…
Il ne venait pas à l’idée d’Isabelle que son époux puisse lui être infidèle dans ces contrées lointaines, comme le comte de Lorgeron ne pouvait supposer que sa femme le trahisse.
Chaque fois qu’il rentrait de ses chasses, Isabelle et lui se retrouvaient avec passion, mais leur amour était un amour taché par le sang des créatures de Dieu tirées par la carabine du comte, les innocentes chéries du Créateur pour lesquelles, seul, je verse des larmes.
Les époux-amants n’étaient pas conscients du ruissellement de sang des animaux massacrés. Pour les victimes vidées de leur existence, elles qui n’aimaient rien que le soleil, la lumière, l’eau fraîche d’un lac, c’en était fini à jamais de brouter les herbes délicieuses, de poursuivre des proies pour leur repas, de vivre, de vivre, de vivre, de nourrir leurs petits, d’engrosser leur amour sur cette planète habitée par des chasseurs vampires. Le soir, ces créatures si belles, si admirables, étaient allongées couvertes de sang, raides et mortes, dans les alignements de cadavres exposés pour la gloire du héros de Saumur. Horreur de ce monde, horreur de ces meurtres considérés comme un passe-temps par ceux qui payeront ces tueries après leur mort. S’il y a une justice.
Le fils unique, Jérôme, grandissait, voyait peu son père à qui il n’avait rien à dire, et le père, tendu dès qu’il était seul en face de lui, disait des banalités. Ils se saluaient le matin. Le fils embrassait son père sur la joue, disait bonjour Papa, le père répondait bonjour mon fils. C’était tout. Il est difficile pour un père d’aimer son fils, de lui dire je t’aime, cela ne passe pas dans la gorge paternelle.
La timidité du père paralyse le fils qui, petit enfant, se blottit contre son père mais celui-ci d’une main distraite lui caresse la tête, puis dit :
« Va jouer, j’ai du travail », alors qu’il n’a rien d’autre à faire que de lire une revue.
La mère intervenait : « Ne dérange pas ton père ». Le fils allait jouer ou lisait un livre de contes ou partait à bicyclette en pensant à mille choses, à ses études, à ses amis de collège, aux professeurs, aux examens à réussir.
Jérôme entre quatorze et dix-huit ans passait beaucoup de temps à étudier. Il était bon élève, sérieux, appliqué. Il aimait beaucoup son grand-père le duc de D… qui l’invitait à passer les deux mois de grandes vacances dans son château. Fabuleux souvenirs. Il parcourait les campagnes, les champs fauchés et les chemins boisés, à cheval aux côtés de son grand-père qui fut un des meilleurs cavaliers de son temps, un champion de sauts d’obstacles et une médaille d’or de jumping aux Jeux Olympiques de Stockholm en 1912.
Ils galopaient dans les chaumes, le duc sur un haut cheval blanc, et lui sur une jument brune, rapide et nerveuse. Les cultivateurs les saluaient de loin car ils aimaient leur duc qui les avait toujours défendus, qui ne les exploitait pas, qui les connaissait tous.
Le duc parlait à son petit-fils comme à un ami et toute la tendresse qu’il ne recevait pas de son père, Jérôme l’obtenait du duc, qui parfois le tenait serré contre lui en disant : « Je t’aime, Jérôme, je suis fier de toi, continue comme cela ». Le comte et la comtesse de Lorgeron savaient que leur fils était pleinement heureux auprès de ses grands-parents. Et ils n’étaient pas jaloux.
A seize ans, Jérôme vécut une amitié intense avec un camarade de collège, Michel Bariel, d’un an plus jeune, élève de la classe en-dessous de la sienne. Ils se parlaient dans la cour de récréation de Sainte-Croix-de-Neuilly, s’écrivaient des lettres passionnées où ils se confiaient mille choses. Ils montaient à cheval et jouaient au tennis dans les mêmes cercles.
Pour ses seize ans, Jérôme reçut la permission d’inviter son ami chez le duc pour quelques jours. Là, malheureusement, Michel Bariel prit froid, dût rester quelques jours au lit grelottant de fièvre, fut soigné par la duchesse et une gouvernante qui lui montaient des tisanes et des biscottes, et rentra à Paris tout pâle et amaigri. Pour Jérôme, cette invitation dont il s’était tant réjoui ne fut pas une réussite car les grands-parents lui avaient conseillé de ne pas visiter son ami dans sa chambre afin de ne pas tomber malade à son tour.
L’amitié des deux garçons qui était vive ne s’égara jamais.
Michel Bariel annonça à dix-huit ans qu’il entrait à la Trappe. Ce fut une désolation pour Jérôme qui ne comprenait pas une telle décision. Ils s’éloignèrent l’un de l’autre, leur correspondance traîna. Ils finirent par ne plus s’écrire.
Jérôme ne visita son ami qu’une seule fois dans son abbaye. Michel avait changé. Les yeux plus enfoncés, les maxillaires saillants, il parlait peu à Jérôme qui essayait de ranimer leur amitié. Le moine le conduisit à la chapelle, et après un grand signe de croix, demanda à son ami de prier avec lui quelques instants devant une statue de la Vierge. Jérôme aperçut quelques trappistes âgés, silencieux, agenouillés dans les stalles, qui les observaient. Il ne prolongea pas la visite et n’écrivit plus à celui qui avait choisi un chemin qu’il ne comprenait pas.
Après ses études à Sainte-Croix-de-Neuilly, Jérôme étudia le droit à la faculté de la rue d’Assas à Paris. Il réussit les cinq années sans problème.
Comme récompense, il reçut de ses parents un petit appartement situé dans le quartier, au huitième étage d’un immeuble à la façade blanche avec une cour intérieure et un ascenseur vétuste. De ses fenêtres, il voyait un panorama de la ville qui devenait féerique la nuit sous les multiples éclairages roses, bleutés, jaunâtres, avec des centaines de fenêtres allumées derrière lesquelles il imaginait des drames, des meurtres, des disputes ou des amours épouvantables.
Jérôme avait une forte imagination comme sa grand-mère la duchesse qui passait des heures à gribouiller des cahiers sur le bureau de son salon, près de son mari qui était son premier lecteur.
Jérôme après ses études effectua, boulevard de Sébastopol à Paris, un stage au cabinet de l’avocat Pluvier, homme de haute taille et de large carrure, spécialiste d’affaires pénales, très malin, mordant, pas impressionné par les magistrats à qui il en remontrait en matière de règles de procédure, ce qui lui permettait de faire passer certains clients à travers les mailles du filet judiciaire. Jérôme apprit beaucoup et notamment que les maîtres du barreau se détestent tous cordialement. Il noua avec son maître de stage d’amicales relations qui aboutirent à une participation comme associé dans le cabinet Pluvier.
Trois mois plus tard, sa mère, la comtesse de Lorgeron, contente d’avoir vu son fils prêter serment et revêtir la robe d’avocat, fut attaquée dans le Jardin des Tuileries par des voyous qui lui prirent la vie en même temps que son sac et ses bagues.
C’est quelques temps plus tard que Jérôme disparut sans laisser de traces. De même que les assassins de sa mère ne furent pas retrouvés, le fils ne donna plus signe de vie.
On comprend les interrogations douloureuses du comte de Lorgeron et son besoin de changer d’air.
(A SUIVRE, chapitre 3).
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