Madame Bollaert
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(Suite de la Nouvelle inédite de Henri de Meeûs, première partie publiée dans les Carnets de juin 2021, et la deuxième partie dans les Carnets de Juillet 2021).
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Je suis marié depuis un an avec Georgette Tamisard.
J’ai obtenu un droit à des allocations de chômage dans l’attente d’une insertion professionnelle. J’attends le premier versement. On ne dit pas à quelle date.
Nous sommes installés au troisième étage de la maison de ma bienfaitrice, un petit salon aux rideaux verts, un canapé deux places, deux fauteuils, une cuisine toute blanche avec four, frigo et une table, quatre chaises, une TV Samsung, une chambre à coucher à rideaux jaunes, un grand lit, une salle de douche avec un lavabo, et un petit w-c. Les sanitaires sont carrelés de faïences blanches et noires.
Nous avons été gâtés. Mes parents ne sont pas intervenus.
Je ne comprends pas pourquoi ma femme est agressive, Fiancée, elle était douceur, câlins, bisous, me défendant auprès de sa mère, madame Tamisard, qui la mettait en garde « Ne l’épouse pas, il est paresseux et sans travail. »
Depuis mon mariage, je cherche un job que je ne trouve pas. Je suis diplômé gestionnaire informatique et cela ne m’aide pas. Les responsables des ressources humaines des sociétés à qui j’adresse mon c-v, ne répondent pas, ou m’écrivent qu’ils n’engagent pas pour l’instant. Soit ils disent garder ma candidature en réserve, soit ils fixent un rendez-vous dans leur département du personnel ; je dois résoudre alors des questions programmées sur ordinateur ; ensuite, il y a de brefs entretiens, mais cela ne donne rien malgré mon pull bleu offert par Greta Bollaert et le pantalon de flanelle gris acheté avec ma mère chez Lézar de La Louvière.
Aucune lettre de candidature n’a abouti jusqu’ici.
Je reste dans l’appartement toute la journée ; mes sorties, ce sont les courses avec Greta qui conduit sa Toyota 1300 ; je me sens obligé de faire quelque chose, de porter les paquets ou les bouteilles d’eau, vu le loyer gratuit ; mon seul revenu sera l’indemnité de chômage, je l’attends.
Jusqu’à présent, mes parents n’ont pas offert de nous aider. Les Tamisard ne sont pas contents. A cause d’eux, ma femme est de mauvaise humeur, mais elle n’explique pas pourquoi. C’est une taiseuse.
Nous n’avons rien dépensé pour les meubles. Le lit conjugal de la chambre, les deux fauteuils du salon, le tapis, le canapé deux places, la TV Samsung, les deux armoires à vêtements, les ustensiles de cuisine, furent achetés par madame Bollaert. Les parents Tamisard ont offert les draps, les couvertures, et le linge de maison. Mes parents ont donné deux vélos (d’occasion) pour nos déplacements et promenades.
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Ma Georgette, chère épouse, ma jeunette, mon poussin de vingt-deux ans, n’est pas contente.
Cela empire de jour en jour. Georgette m’ignore, refuse que je l’approche. Je ne peux plus l’embrasser ni la câliner. Au lit, elle se détourne.
J’en ai parlé à Greta. Je me confie à elle plus qu’à ma mère. Elle n’a pas semblé surprise. Elle a dit : « Le début d’un mariage, d’une vie conjugale, est parfois problématique. Il faut trouver le terrain d’entente. Ta femme devrait patienter. Ce n’est pas gentil de te mettre la pression. Je ne puis vous gâter davantage car j’ai déjà beaucoup donné. Tiens-moi au courant. Mais je ne veux pas qu’elle soit malheureuse. Si nécessaire pour votre harmonie, vous pouvez déménager, chercher un autre logement. Elle est peut-être jalouse de moi. »
J’ignorais ce que ma Georgette pensait de Greta Bollaert car elle n’en parlait jamais. Elle préférait le silence à la plainte. Je me disais, cela passera même si Georgette n’est pas très portée sur l’amour physique. Au début, il fallait toujours lui demander, elle se crispait, fermait les yeux, restait inerte, ne m’aidait pas dans les préliminaires. Je n’osais aucun reproche, mais je suis jeune, chaud, et je ne m’attendais pas à ces débuts laborieux.
Georgette frigide ? Pourquoi pas ? Il faut que je m’informe sur la sexualité féminine en empruntant un ou deux livres à la Bibliothèque communale de La Louvière. Pour voir clair. Les lire avec elle si nécessaire. Cela nous aidera. Ma mère m’a posé la question : « Georgette n’est-elle pas enceinte ? J’ai l’impression que son caractère devient plus difficile. » Je répondais : « Tu le sauras le moment venu. »
Les parents toujours à se mêler des affaires du couple, qui ne les regardent pas. Est-ce que je pose des questions sur leur vie sexuelle, à supposer qu’ils en aient une ? Tout cela me fatigue. Je passe plus de temps chez Greta Bollaert, non seulement parce que nous occupons le petit appartement qu’elle a mis à notre disposition sous le toit de sa maison, mais tout y est gratuit ou presque, pas de chauffage à payer ni de taxes, Chez Greta, je suis plus heureux que dans la maison exigüe de mes parents. Je ne veux plus reprendre la vie commune avec papa-maman.
Chez Greta, je suis bien dans ma peau. Ma femme, elle, c’est le contraire, elle reste le minimum de temps dans notre petit appartement, elle préfère s’asseoir chez mes parents, elle cause avec ma mère, c’est vrai qu’elles s’entendent bien, je ne l’aurais pas cru. Mon père ne se plaint pas car ma femme s’occupe de leur repas de midi ou de la lessive. La jambe de ma mère est un handicap de plus en plus gênant. Elle est obligée de s’étendre maintenant plusieurs heures par jour sur le canapé-lit du salon où j’ai dormi tant d’années. « Souvenirs de la guerre », dit ma mère quand elle masse sa jambe raide.
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« Il y a eu un gag l’autre jour avec tes parents », m’a raconté Georgette ma femme. « Ta mère et moi, nous causions dans le salon et grignotions des biscuits en buvant du café après le déjeuner. Ton père était dans la cave à nourrir les souris. Tout à coup, nous l’avons entendu crier derrière la porte de la cave : « Venez m’aider, je suis tombé. » J’ai couru lui ouvrir. Il était à moitié couché sur une boite en carton où il avait placé des souris pour une livraison à une animalerie, mais sa chute avait ouvert le carton, et des dizaines, si pas des centaines de souris s’échappaient de l’emballage.
Elles filaient à toute vitesse dans toutes les directions, c’est-à-dire qu’elles redescendaient dans la cave ou se faufilaient dans le corridor du rez-de-chaussée et dans le salon où ta mère poussait des hurlements dans le canapé. « J’ai interdit qu’elles viennent ici ». Il y en avait partout.
Ton père, groggy de sa chute, saignait du cuir chevelu.
Ta mère criait : « Où est mon fils, où est mon fils ?»
Ma femme Georgette qui n’a pas peur des souris, dit qu’elle courait partout pour essayer de les rattraper. Ma mère exigeait de mon père de les faire disparaître par tous les moyens. Dieu sait si les petites bêtes n’avaient pas grimpé à l’étage jusqu’à la chambre de mes parents pour sauver leur vie innocente et se cacher dans les coins sombres.
Je n’ai pas assisté au spectacle décrit par ma femme.
Quand j’ai raconté à Greta Bollaert ce qui était arrivé avec la chute de mon père, elle a dit : « Ton pauvre père, il est plus heureux dans sa cave avec ses souris roses qu’avec ta mère ! »
Je partageais son avis. Chacun s’amuse comme il peut. Mon père aimait ma mère, j’en suis certain. Ils ne se quittaient jamais. Mon père n’avait ni amis ni amies. Rien que ma mère. Je ne les ai jamais vu s’embrasser, ni se tenir la main. Mais si ma mère devait mourir, je pense qu’il n’aurait pas survécu longtemps. Mon père avait toujours mauvaise mine. Jaune comme s’il souffrait du foie. Son peu d’appétit n’améliorait pas sa condition physique.
Mes parents se disputaient rarement. Malgré sa répulsion, ma mère était consciente que l’élevage des souris permettait de lui offrir des petits cadeaux qu’elle ne refusait pas.
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Le temps passait. Deux ans après le mariage, toujours pas de bébé. Et pas reçu encore l’indemnité de chômage à laquelle j’avais droit. Le Centre régional de l’emploi s’occupe du dossier mais me renvoie d’un employé à l’autre, et je ne reçois pas d’explications pour le retard du paiement. Il manque des pièces, disent-ils, sans préciser. Patientez, jeune homme.
Je m’enracinais chez Greta Bollaert et ma femme passait beaucoup de temps chez mes parents. Cela plaisait à chacun, les habitants des deux maisons se rencontraient rarement et se parlaient peu. Ma femme logeait maintenant trois nuits par semaine dans le salon de mes parents sur le canapé ou sur mon ancien lit de camp. Et moi toujours au troisième étage de la maison de Madame Bollaert, j’avais renoncé à chercher un job, mes lettres de candidature, une centaine environ, envoyées dans toute la Belgique et principalement dans le Hainaut et le Brabant wallon, étaient restées sans réponse et en cas de réponse, c’était un refus pré-imprimé !
Madame Bollaert voulait me dicter d’autres lettres plus « dynamiques » car elle avait été responsable de la gestion des ressources humaines chez Solvay, à La Louvière, mais je refusais son aide car je commençais à comprendre l’inutilité et l’ennui du travail sur un plateau de bureau, bruyant, de 8 heures à 17 heures trente, du lundi au vendredi. Et après le repos du week-end, tout recommence. Non, pas pour moi. Il fallait trouver autre chose.
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Il est agréable d’être seul allongé nu entre les draps du grand lit de la chambre à coucher, la nuit, quand Georgette dort chez mes parents. Je ne me plains pas. J’ai de la place pour mes jambes.
J’avais constaté que Madame Bollaert avait soif de câlins ; elle m’approchait plus souvent pour me caresser la joue ou me toucher les cheveux. Au début, je la laissais faire, elle était la propriétaire avec un loyer gratuit et sans charges pour son jeune ménage protégé.
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Un soir, avant le coucher, ma femme et moi nous nous disputâmes violemment dans notre chambre. Nous allions nous mettre au lit quand elle me dit : « Je ne suis pas heureuse avec toi, je n’aurais pas dû t’épouser. Depuis notre mariage, tu cherches un job, mais personne ne veut de toi. C’est moi qui paie les notes d’épicerie avec mon salaire, Tu attends toujours de recevoir l’indemnité de chômage. Tu traînes dans l’appartement, tu parles beaucoup avec Greta Bollaert, je ne suis pas jalouse mais je ne suis pas idiote. C’est désagréable. Tes parents l’ont remarqué aussi. »
Je répondis qu’elle se trompait, que je ne pouvais risquer de me brouiller avec la propriétaire. Nous n’aurions trouvé nulle part un appartement à notre disposition gratuite.
Sur ce, Georgette se mit à crier, renverse les bibelots de la commode, piétine mon
cadeau de fiançailles, – je n’avais pas eu assez d’argent pour lui offrir une bague –, trois petits éléphants en porcelaine de Copenhague achetés rue Haute à Bruxelles. Avant de quitter la chambre, elle m’inflige une gifle sur la joue droite, claque la porte derrière elle, et crie : « Je loge chez tes parents, je te quitte. »
Il était presque minuit. Derrière le rideau, je la vis qui sortait, rentrant dans la maison voisine, celle de mes parents, où une lampe était allumée dans le salon.
Le bruit avait réveillé Madame Bollaert qui vint frapper à ma porte : « C’est moi, tu vas bien, je peux entrer ? ». Elle portait une robe de chambre couleur pistache sur une chemise de nuit rose dont le nylon recouvrait les deux pantoufles.
Elle vit la trace des doigts de ma femme sur ma joue, y posa un instant les lèvres, « Mon pauvre petit, les femmes sont méchantes », dit-elle.
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La décision de ma femme Georgette de s’installer chez mes parents, me laissant seul avec Greta, ne me dérangeait pas. Question d’habitude. Greta préparait chaque jour le repas de midi et le souper du soir. Nous mangions face à face à la table de la salle à manger du premier étage. Nappe jaune à rayures vertes, verre d’eau, verre de vin, un bordeaux toujours le même, agréable mais je n’y connaissais rien. Quand le repas était prêt, si je m’occupais au troisième étage de tout et de rien, par exemple voir des jeux à la TV, elle criait en bas de l’escalier : « C’est prêt, tu peux descendre ! » Je la rejoignais. Elle n’oubliait pas de me présenter sa joue avant que je puisse m’asseoir. Je ne refusais pas.
– Cela va ? disait-elle.
– Oui, oui, ne vous en faites pas, je ne m’ennuie pas.
Nous mangions en silence la plupart du temps. Je la félicitais pour sa cuisine car elle aimait que j’apprécie et le lui dise. Sinon, je ne cherchais pas de sujet de conversation, je répondais à ses questions, pas plus. J’avais dit, ne me parlez pas d’une recherche de job, j’attends l’indemnité du chômage, c’est la crise, je n’ai pas un diplôme qui intéresse les hommes d’affaires, je serai un chômeur comme mon père, et basta.
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Je ne visitais plus mes parents dans la maison voisine où mon épouse avait pris ses quartiers. Elle aidait ma mère de plus en plus immobilisée par sa jambe raide. Après le bureau au Traffic, elle rentrait chaque fin d’après-midi dans la maison de mes parents où j’avais vécu jusqu’à notre rencontre. Je ne la voyais plus. Je ne la désirais plus.
Mes parents ne cherchaient pas à me contacter.
« Laissons passer l’orage » avait dit mon père à Madame Bollaert rencontrée dans un magasin, « les jeunes ménages actuels, c’est très compliqué. »
Elle me le répéta sans dire ce qu’elle avait répondu à mon père.
Je commençais à songer au divorce. Georgette avait quitté le domicile conjugal, et refusait de le regagner et d’intervenir encore dans mes dépenses.
Greta me conseillait la patience. Elle acceptait de renoncer au loyer aussi longtemps que je resterais chez elle.
Je discutai avec Greta de l’opportunité d’un divorce avec Georgette. Pas question de verser à Georgette une pension alimentaire : abandon du domicile conjugal. Notre couple n’avait pas d’enfant.
Ne pas travailler me convenait, même si cela impliquait de vivre aux crochets de Greta.
Un matin, le facteur me remit le premier chèque des services du chômage de La Louvière et les formulaires pour l’ouverture d’un compte à La Poste afin d’être crédité le premier de chaque mois. Cet argent permettrait de me distraire, d’aller de temps en temps à Bruxelles faire du shopping, de boire une bière dans un estaminet de la Grand-Place, d’acheter un hebdomadaire sportif, ou un vêtement. Greta insistait pour que je sois bien habillé. Pas de jeans ni de chaussures de basket où les pieds transpirent. Greta me souhaitait plus classique.
Je dis à Greta : « Je pourrais dans quelques mois acheter une VW Polo d’occasion pour nos déplacements. »
« Pas question », répondit-elle. « Dès que tu obtiendras un permis de conduire, je t’achèterai une voiture neuve, celle que tu aimeras. Nous pourrions descendre plus souvent dans les Ardennes, dans les petits restaurants renseignés par le Guide Lemaire. Ce sera agréable. »
C’est Greta Bollaert qui entreprit les démarches pour lancer la procédure du divorce ; elle eut un soir, dans la maison de mes parents en dehors de ma présence, un entretien avec Georgette; elles se mirent d’accord pour choisir l’avocat que Greta proposait et pour introduire en justice une demande en divorce par consentement mutuel.
Comme notre couple n’avait pas d’économies, le partage du petit mobilier cadeau fut réglé par Greta qui signa un chèque accepté par Georgette. J’étais libre à nouveau. Chez Greta.
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Quelques mois passèrent. Je vivais toujours au troisième étage de la maison de Madame Bollaert qui m’avait proposé à plusieurs reprises d’habiter dans les appartements du rez-de-chaussée, du premier et du second étage. J’aurais une chambre plus spacieuse pour moi seul. Une belle salle de bain. Un bureau. Mais je dis, il est inutile de modifier mon installation, vivre au troisième détend mes nerfs. J’étais heureux de partager mes repas avec Greta, je la remerciais de s’occuper de mon linge, lessive et couture, de repasser les belles chemises qu’elle me conseillait d’acheter à Bruxelles, de laver mes chaussettes et caleçons que je changeais chaque jour, et tout cela gratuit.
(A suivre)
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Henri de Meeûs