Le Fils
______________ (récit inédit de Henri de Meeûs)
Il y a des jours où c’en est assez d’être poursuivi, contrarié, après tant de dévouement à ma mère malade, je n’en puis plus. Mes deux sœurs, qui viennent rarement la voir, ont estimé que je la soignais mal. Elles m’ont dit de quitter la maison, qu’elles s’occuperont de notre maman octogénaire qui passe ses journées, ses nuits, au lit, à qui je donne tous les remèdes sur les ordonnances du docteur Poep.
Il faut être attentif pour déchiffrer l’écriture du médecin. Toutes les deux heures, entre huit heures du matin et minuit, un remède différent de la pharmacie de la rue des Tongres, proche de notre maison : pilules, comprimés, collyre et autres médicaments aux noms impossibles.
J’habite seul avec ma mère. Mon nom est Didier Donet. J’ai quarante-cinq ans, je suis célibataire.
Tout était supportable jusqu’au jour où mes deux sœurs ont téléphoné : « Nous te demandons de ne plus soigner maman, elle ne va pas bien, tu lui donnes trop de médicaments. Il faut la placer dans une maison pour ceux qui souffrent de démence. »
Je n’ai pas répondu, j’attends leur visite.
Elles ne prendront jamais maman, elles veulent la placer, leur mari ne s’encombrera pas de la belle-mère. C’est un combat : les deux sœurs contre le frère. Ma mère n’est plus à même d’arbitrer, elle ne nous reconnaît plus. Elle ne parle plus.
Tout est une question d’argent, je gère les économies de ma mère, je paie les honoraires du docteur, le coût des analyses du labo. Je me demande d’ailleurs si toutes ces analyses sont utiles, s’il est nécessaire qu’une infirmière pompe le sang de maman pour le centre médical de Linthout – elle prend du temps à trouver la bonne veine, les bras de maman sont couverts de bleus – elle n’est pas adroite cette infirmière, elle tâtonne, je reste poli, sinon on ne la verra plus.
Il ne faut pas trop dépenser. Il y a une garde qui vient deux fois par jour pour les soins, eau tiède, gants de toilette, serviettes, pampers pour adultes, talc pour les fesses, pommades pour la peau. Maman n’a pas d’escarres. J’en suis fier, on me félicite.
Je paie les notes une fois par mois; l’infirmière est gentille, ma mère ne crie pas, même si les prises de sang sont pénibles. Ma mère est une femme qui ne s’est jamais plainte.
Je prépare seul la nourriture du midi et du soir. Ma mère mange peu, je lui donne, à la cuillère, une purée de pommes de terre, de carottes et d’épinards, mélangée à de minuscules morceaux de viande ou de poisson que ma mère, qui a perdu ses dents et refuse un dentier, avale sans mastiquer. Parfois un petit potage aux tomates ou aux asperges – du Royco en poudre le plus souvent – dans lequel je verse de l’eau pas trop chaude, et je tourne, tourne, tourne la cuillère, pour refroidir la soupe et ne pas brûler la langue de maman.
Chaque repas dure une demi-heure, moi assis à côté du lit ; j’ai aidé à redresser son torse pour ne pas salir les draps. Elle a une grande serviette autour du cou.
Ses yeux sont très bleus quand elle les ouvre et la peau de son visage est sillonnée de tant de rides qu’il est impossible de les compter.
La garde et l’infirmière sont contentes. Quand je leur dis que mes deux sœurs veulent placer maman, elles s’écrient : « Mais comme c’est méchant ! Elles sont égoïstes ! »
Je n’ai jamais travaillé, j’ai vécu avec ma mère depuis ma naissance, c’est-à-dire depuis quarante-cinq ans. Mon père a quitté maman deux ans après mon arrivée sur terre. Il est mort peu après. Je n’ai jamais connu les détails de leur séparation ni de son décès. Maman ne parlait pas de lui, elle avait déchiré les photos de mon père prises depuis les fiançailles jusqu’au départ définitif. Je n’ai aucun souvenir de papa. Vivre en couple, c’est difficile. Les enfants obligent les parents à ne pas se fuir. Maintenant on parle de burn-out causés par les enfants. Cela me fait rire. Moi, c’est ma mère qui m’épuise.
Je dois me préparer à l’arrivée de mes sœurs, elles n’ont pas annoncé la date de leur venue, elles ont la clé de la maison, elles peuvent venir la nuit, je ne vais pas me barricader, mais il serait désagréable de les recevoir en pyjama à une heure du matin dans le petit salon du rez-de-chaussée.
Ma sœur aînée, soixante ans, s’appelle Bernadette ; l’autre sœur, c’est Myriam, elle a cinquante-huit ans. Elles s’entendent bien, leur mari se supportent, ils aiment le football et les variétés à la télévision. Elles ont chacune un enfant, une fille chez Bernadette, un fils chez Myriam, à l’université déjà, qui se débrouillent bien, disent-elles, dans des études de biologie ou de chimie, je ne sais plus. Ils ne viennent pas saluer leur grand-mère depuis sa maladie ; elle est incapable de les reconnaître, de se souvenir de leur visite. Elle est démente, et toujours au lit.
Quand je me plains dans les magasins, à la caisse, disant : « Les célibataires se sacrifient toujours pour leurs vieux parents », je vois les regards de la vendeuse ou de la patronne qui s’attardent sur moi, se demandant si je ne suis pas un bizarre, un fils à sa maman ; elles ont connu ma mère avant qu’elle ne sombre, elle m’envoyait faire du shopping pour nous deux au Carrefour.
Cela m’amuse de paraître la victime, cela donne de l’importance, ma vie n’est pas inutile. Ma mère m’a toujours défendu, moi le chéri, l’unique, l’abandonné par papa. C’est maman la gentille m’entourant de sa protection, qui m’aidait à avancer dans les années primaires, mon esprit perdu dans les devoirs, les leçons à connaître par cœur, les calculs et l’orthographe. Misère de ces années de jeunesse. A la récréation, peu d’amis, j’étais seul à marcher le long des murs. Personne pour jouer avec moi aux billes sur la partie sablée de la cour de l’école.
Ma mère, chaque fin d’après-midi, s’installait à la table de la cuisine pour m’aider à comprendre, à retenir, à réciter. Elle souffrait de ma laide écriture, impossible à améliorer, des fautes qu’elle refusait de corriger ; c’était moi l’auteur du travail, même si les professeurs émettaient des doutes sur mes capacités.
Quand ma mère est tombée malade, si une de mes sœurs téléphonait pour demander des nouvelles de maman, je ne parvenais jamais à reconnaître la voix de l’une ou de l’autre de mes soeurs. Je me trompais, j’entendais leur rire moqueur. Cela me contrariait et je bégayais.
Je disais : « Maman va bien, elle a de l’appétit, elle est constipée, l’infirmière a administré la piqûre », et toutes des choses comme celles-là. Bernadette et Myriam répondaient par des cris. La conversation ne se prolongeait pas tandis que notre mère dans la chambre, la porte ouverte, pouvait entendre ce que je disais, si elle écoutait, mais notre mère rapidement n’a plus prononcé un mot. Savait-elle que ses filles existaient ?
Mes sœurs n’ont jamais demandé si j’allais bien, si je n’étais pas fatigué.
Le docteur disait : « Votre mère est mutique. » Quel mot ! J’avais compris d’abord que maman devenait un moustique.
Arrêt de mes études à la fin des primaires. Ma mère me fit passer entre les mains de plusieurs docteurs en blouse blanche, dont certains psychiatres, qui décidèrent que je serais toujours un ralenti, que le scolaire était trop difficile pour moi, qu’ils conseillaient de rester avec maman, qu’elle aura la patience de m’instruire petit à petit.
Nu ou habillé, que d’examens et d’interrogatoires je dus subir de la part de ces hommes en blanc, à lunettes ou sans, stéthoscope au cou, yeux froids, me tripotant parfois pour vérifier mes réflexes, disaient-ils.
Je fus déclaré handicapé mental avec le versement mensuel d’une invalidité indexée, basse au début. Actuellement, elle est de mille euros versés par la Mutualité et tombe sur mon compte à chaque quinze du mois.
On me conseilla d’avoir un chien pour compagnon de vie. Ma mère ne dit pas non, à condition que je me charge de le nourrir, que je le sorte, qu’il ne salisse pas la maison. Un bichon blanc, mouton minuscule. Le jour, il couchait dans un des fauteuils du salon, en face de moi. Je lui achetai une laisse rouge. Je le sortais trois fois par jour, chaque fois une demi-heure, après avoir vérifié que maman avait les yeux fermés, que je pouvais fermer à clé la porte de sa chambre. Précaution superflue vu qu’elle est incapable de sortir de son lit. Mes promenades avec le bichon toujours entre les visites de la garde ou de l’infirmière aux piqûres. Je devais noter sur un carnet de poche les heures de leur venue qui changeaient parfois.
Le chien s’appelle Johnny.
La nuit, Johnny dormait dans un panier au bout de mon lit. Ma chambre au premier étage à côté de celle de ma mère, la porte toujours ouverte afin d’entendre les gémissements même la nuit, si elle réclamait ma présence. Je dormais mal avec beaucoup de rêves agités.
Il est scandaleux, je me dis, que Bernadette et Myriam veuillent me retirer la garde de notre mère que je soigne depuis trois ans. Mes sœurs ne m’ont jamais aimé, elles sont plus âgées que moi, je suis le fils unique, le chéri. Il est difficile pour elles d’accepter que, des trois enfants, je sois le préféré de maman.
***
Notre maison de la rue Braffort est une haute maison blanche de trois étages, étroite, avec un jardin entouré de murs de briques rouges, qui descend vers l’avenue de Tervuren : pelouse, buissons, des fleurs et un pommier. Un homme du quartier vient chaque semaine entretenir le jardin. C’est ma mère qui a voulu cela car elle aime les fleurs. Depuis sa maladie, mes deux sœurs se plaignent de cette dépense d’un jardinier, disent-elles, mais je leur réponds qu’il ne faut pas être mal vu des voisins, avec des plaintes si le jardin devient une brousse ou une jungle.
Mes sœurs se fichent du jugement des voisins. Pour elles, tout est toujours trop cher. Je pense qu’elles limiteraient aussi les dépenses pour les soins à ma mère si elles le décidaient ; elles sont capables de prendre un avocat et de courir au greffe pour m’assigner, afin qu’un juge fixe une limite des coûts et décide la mise sous tutelle de maman. Je crains toujours que mes sœurs ne me placent dans un institut psychiatrique quand maman sera morte, bien morte. Qui me défendra ? Elles connaissent une quantité de médecins car l’une comme l’autre au moindre bobo prennent des rendez-vous, se soumettent aux hommes en cache-poussière blanc et stéthoscope au cou, alignent les séances de radiographies, de kinésithérapie, d’examens oculaires, mesurent leur ostéoporose, palpent leurs seins, cherchent les fibromes, etc. Elles vivent des angoisses horribles, persuadées qu’elles vont mourir dans l’année. Bernadette comme Myriam, l’une comme l’autre, et parfois ensemble, ne croient qu’aux dires médicaux. Elles ignorent les miracles de Jésus.
Elles ne m’ont jamais aimé et c’est réciproque. Leur mari idem. Ils ne s’intéressent pas à moi, qu’ils jugent simplet ou inadapté. Je le sais, on me l’a dit. « Ils t’appellent le benêt », m’a dit une cousine qui venait saluer maman au Nouvel-An.
Depuis la maladie de maman, on ne voit plus la cousine.
Que deviendrai-je si mes deux sœurs réussissent à placer notre mère dans un institut pour vieillards en bout de course, obligés de rester au lit jour et nuit, qu’il faut nourrir, laver de A à Z, surveillés par des infirmières, sous-infirmières ou ouvrières de santé non diplômées qui, sans frapper à la porte, entrent dans les chambres, tutoient les vieux, les vieilles, leur reprochent les gémissements ou forcent les bouches aux dents serrées par le refus de la nourriture, pas chaude et sans goût, à ouvrir les lèvres, pour les purées du midi et du soir, et ensuite les déshabillent pour changer les couches ?
Il faut les changer sinon pipi caca partout, leur parler même s’ils n’ont pas l’air de comprendre, leur dire : « Il faut manger, une cuillerée pour Fifi, – c’est le canari en cage de l’Institution –, une cuillerée pour Myriam, une cuillerée pour Bernadette. » J’imagine, j’imagine. C’est la clinique du docteur Mengele. On y meurt sans un cri. Je deviens parano. Cela me fait peur de placer maman, elle est mieux dans sa chambre, avec moi qui la garde. Je refuse le projet de mes deux sœurs.
Maman n’a personne que son fils pour la garder, pour vivre avec elle, nuit et jour, été comme hiver, pour aérer la chambre juste comme il faut, ni trop chaude ni trop froide, éviter qu’elle s’enrhume, sinon c’est la bronchite, la toux et les glaires.
Tout cela me stresse. Pauvre de moi toujours enfant, victime, fils de ma mère.
***
Quand ma mère était en bonne santé, nous vivions au rez-de-chaussée où sont situés le salon, la salle à manger, la cuisine, un w-c, et au premier étage les trois chambres à coucher et le bureau de ma mère, nous allions chaque mercredi matin au second, dans la chambre à la fenêtre minuscule, pour la mise en marche de la machine à laver le linge. Ensuite séchage à la vapeur et le fer à repasser Philips.
Il suffit d’appliquer le fer sur les vêtements. En réalité il y a quelques subtilités, surtout quand il s’agit de repasser une chemise. On peut utiliser un peu de vapeur, varier la température en fonction du tissu. En cas de doute, maman jette un œil sur l’étiquette des vêtements où des conseils d’entretien sont lisibles.
Côté mouvement, du fer sur le linge, maman évite les circulaires et les aléatoires. Il faut aller du bas vers le haut, du plus large au plus étroit. Par exemple sur une jupe à plis, on part du bas et on remonte la pointe effilée du fer vers les plis. A la fin du repassage, maman laisse le fer refroidir un peu, puis nettoie la semelle avec un chiffon doux, voire avec un peu d’eau savonneuse et une éponge douce. Elle n’utilise jamais le côté vert de l’éponge ! Maman est très habile. A l’aise avec la blanchisserie. Elle aurait pu ouvrir un magasin. Moi, je suis maladroit. Elle m’explique mais je n’ose plus repasser car j’ai raté les essais en brûlant des chemises.
Cette chambre, dite du linge sale, est voisine de celle où j’ai installé une table pour mon train électrique Märklin miniature acquis pièce par pièce durant la période de mon âge entre mes 15 et 40 ans, qui reste un des plaisirs de ma vie.
Quand j’économise, je ne résiste pas à entrer, avenue des Celtes, dans le magasin de jouets « Au beau Tambour » qui a la représentation exclusive de Märklin.
Je passe des heures à feuilleter les pages de leur catalogue. Je choisis sur place les éléments de construction du circuit de mon train, les petites gares, les ponts, les montagnes en carton, les arbres, les garages et les maisons, les autos de couleurs variées, les postes de garde-barrière, mais surtout les locomotives et les wagons de taille et de couleurs différentes, anciens ou très modernes, TGV et autres monstres de vitesse ferroviaire. Personne n’a jamais vu mes beaux trains. Ni mes sœurs, personne.
J’avais commencé à dix-huit ans la construction d’un premier train électrique miniature grâce à un coffret-cadeau reçu de ma mère.
Bienvenue chez Märklin ! « Que vous plongiez dans le grand monde miniature de Märklin H0, que vous vous laissiez séduire par de nobles modèles de l’écartement 1 ou que vous souhaitiez profiter du charme exclusif du Z : cela commence toujours par un ovale de voie sur lequel circule le premier train. Les coffrets de départ Märklin contiennent tout pour un bon début », lisait-on sur un dépliant explicatif du premier coffret.
C’était leur publicité ! J’aimais les trains Märklin. J’étais occupé au second étage, tranquille, je ne dérangeais pas, j’étais assis sur une chaise au bord de la table et j’actionnais un petit tableau électrique pour faire démarrer le train, le stopper en gare, ou l’arrêter dans un tunnel de la montagne en carton. Je riais tout seul. Je m’imaginais assis dans un wagon que j’allais faire dérailler quelques minutes plus tard à un passage à niveau où une des voitures Dinky Toys posée sur la voie se serait arrêtée. Je n’étais ni triste ni blasé.
Ma mère avait fait installer, du temps de sa bonne santé, un petit téléphone qui reliait la chambre des trains du second étage à la cuisine au rez-de-chaussée. Inutile, pour elle, de monter et de descendre l’escalier sans nécessité.
Au troisième étage, quatre chambres vides, de même volume, tapissées de rouge, sauf la plus grande, aux murs gris, qui sert de grenier rarement visité, où ma mère a rangé les souvenirs de son passé, les meilleurs sans doute ; elle avait détruit les plus désagréables.
Quatre fois l’an, une femme de ménage s’activait pour le grand nettoyage de tous les étages : savon de Marseille, seaux d’eau, torchons, brosses et raclettes. Cela sentait bon. Ma mère inspectait la fin des travaux et se montrait généreuse envers celle qui avait mis du propre partout.
***
Ce que je craignais est arrivé. Rentrant du salon de coiffure de la rue Gérard, où j’avais dû attendre une demi-heure avant de m’asseoir dans un des fauteuils de cuir synthétique, et demandé la coupe « comme d’habitude », c’est - à - dire courte sur les côtés et à l’arrière du crâne, et demi longue sur le dessus de la tête, ce qui prit une demi-heure à l’apprenti qui hésitait entre les ciseaux et la tondeuse, je rentrais d’un pas rapide rejoindre ma mère, seule dans la maison, enfermée à clé dans sa chambre.
Je vois devant notre immeuble une ambulance à l’arrêt en double file, avec le feu tournant allumé. Je me précipite. La porte est ouverte. Je grimpe l’escalier. Je vois Myriam ma sœur aînée parler à deux infirmiers. Elle s’approche de moi et crie : « Nous avons été obligés de forcer la porte de la chambre de maman, tu n’étais pas là, nous n’avions pas la clé, c’est scandaleux. »
Les infirmiers se taisent, redescendent l’escalier, rassurés sans doute pour maman, nous laissant dans mes explications bégayantes : ma sœur était venue sans prévenir, même pas par téléphone.
Il fallait raccourcir mes cheveux devenus trop longs, elle aurait pu m’attendre ou contacter la garde qui venait de toute façon vers dix-huit heures pour les soins. Myriam a la clé de la porte de rue mais pas celle de la chambre de notre mère. Elle ignore que j’enferme Maman quand je sors et que j’emporte la clé dans ma poche.
J’étais essoufflé, mon cœur battait trop vite. J’eus le temps de voir que ma mère était dans l’état où je l’avais quittée avant de sortir, couchée sur le dos, le teint pâle, la bouche fermée, les bras allongés au-dessus des draps et couvertures. Elle ne semblait pas inquiète, faisait-elle semblant de dormir ?
Ma sœur, les sourcils froncés, les yeux méchants, redressait sa petite taille et criait : « Nous en avons assez de te voir ici avec maman, il est temps qu’elle entre dans une maison de soins, tu comprends, est-ce que tu comprends ? »
Je la repoussai car elle venait trop près de moi, je sentais son haleine. Je dis : « Il faut une réunion avec le notaire et le médecin avant de prendre une décision. Je m’oppose au départ de notre mère, elle ne résistera pas, on ne déracine pas les vieux arbres. Tu ne peux m’interdire d’aller, une fois tous les deux mois, chez le coiffeur. Mon absence fut de courte durée. Je ne mérite pas cette scène alors que je consacre ma vie à maman. » J’avais crié VIE !
Je ne disais pas qu’avant le coiffeur, j’étais passé Au beau Tambour admirer le nouveau modèle de locomotive Märklin SPK III que je désirais acheter.
L’ambulance avait quitté les lieux sans Maman. Myriam ne restait pas non plus, même pas dix minutes auprès de sa mère, ne lui tenant pas la main dans sa main de fille fâchée. Elle partait rejoindre son mari retraité, mon beau-frère qui ne m’aimait pas, un homme impatient et nerveux, un raté du travail, qui ne ménageait personne.
Aigrie, elle lui préparait chaque jour les repas qu’ils partageaient à deux dans leur petite salle à manger, sans se parler, le silence interrompu par le tic de ma sœur qui se raclait la gorge toutes les cinq minutes et lui, le mari, mon beau-frère, Emile, se demandant pourquoi il restait depuis vingt ans en face d’une épouse mal habillée, en pantalon, la plupart du temps, jamais maquillée, rarement coiffée. Avec elle, chaque nuit, la farce du lit conjugal, le grand matelas de la marque Désir d’amour sur lequel, depuis longtemps, les ébats avaient pris fin.
Myriam, ma sœur aînée, aimait la couleur rouge. On la voyait de loin. Je me disais souvent c’est Chaperon rouge, petite de taille, qui s’entendait bien avec ma sœur Bernadette toujours en jaune.
Quand elles sortaient en ville, mes deux sœurs ressemblaient aux oiseaux jacasseurs des îles, avec des crêtes et de longues plumes, se donnant des airs convenables.
Leur cœur était sec et des yeux de rapaces pour agripper l’argent devenu une obsession depuis que notre mère s’enfonçait dans l’Alzheimer.
Bernadette, ma seconde sœur, préférait les nuances du jaune. Mieux habillée que Myriam, plus coquette, parfumée, bien coiffée, maquillage et lèvres rouges, hauts talons, robes élégantes, elle avait épousé à trente ans un homme fils unique comme moi, à l’aise financièrement, orphelin très jeune qui, sans diplôme, avait été durant vingt ans le représentant d’articles de bureau, papiers à lettres, cachets, stencils, cartouches d’encre, cartes de visites, boîtes d’allumettes, bref tout le petit matériel qui avec le temps se modifiait sans cesse dans des catalogues de plus en plus épais, avec des prix bas de gamme, vu la nouvelle civilisation numérique des PC, les ordinateurs de toutes marques et de tous pays qui ruinaient les imprimeurs.
Mon beau-frère fut vite dépassé ; il renonça à travailler à quarante ans, vivant d’indemnités de chômage et du portefeuille d’actions de ses parents tués en vacances dans un accident d’autocar en Crète. Pour une fois, leur fils ne les accompagnait pas. Sa vie fut sauvée d’être resté à Bruxelles.
La visite de Myriam était une violence. Même si je n’avais reçu de sa part ni douceur ni baisers depuis mon plus jeune âge, ma sensibilité innocente, sans armure, encaissait de plein fouet ses mots acariâtres, sans pitié pour moi gardien de maman.
Ce qui m’effrayait le plus était la dureté de ses regards, les sourcils froncés et la bouche méchante. Le laisser-aller de sa tenue la faisait ressembler à une gardienne de prison.
Je ne comprenais pas l’entente de mes deux sœurs, sinon que l’aînée, Myriam dominait la plus jeune, Bernadette.
Quand Myriam sortit en claquant la porte, avec des cris, pour rentrer chez elle retrouver son mari, je dus me retirer dans ma chambre et m’allonger sur mon lit pour récupérer. J’avais ouvert le col de ma chemise et ôté mes souliers pour m’étendre le mieux possible sur l’édredon. C’était le moment d’écouter un opéra d’Haendel. De la musique, oui, mais uniquement dans ma chambre solitaire. Maman n’aimait pas la musique, qui la fatiguait, disait-elle.
Ô gloire de Haendel, mon sauveur, cadeau du Ciel, ma consolation. Après un quart d’heure d’écoute, je m’endormais.
Je me réveillais vers dix-huit heures pour nourrir Maman.
***
Je vois le cercueil de ma mère allongé devant l’autel, avec quatre hauts cierges qui scintillent et, sur le cercueil, un drap noir cousu de fils d’argent. Je puis lire A Madame Lucie Donet, mère de Myriam, de Bernadette et de Didier, regrets éternels.
Didier était mon prénom, même si jusqu’à quinze ans, on m’appelait Didi, ce que je finis par refuser. Les diminutifs sont grotesques.
Il y a des glaïeuls blancs, à terre, tout autour du cercueil. A l’offrande, les personnes qui défilent devant la photo encadrée de Maman rajeunie, écrasent les fleurs blanches. Ô ma chère mère, toute seule enfermée entre quatre planches, comme tu dois t’ennuyer, comme c’est triste, où es-tu ? Penses-tu à nous, à moi, ton fils ralenti ?
Je suis assis au premier rang entre mes deux sœurs. Mes beaux souliers et mon manteau de deuil ; mes sœurs ont renoncé au rouge, au jaune, et vêtues en gris, un petit chapeau noir sur la tête, elles regardent du coin de l’œil les personnes qui défilent pour l’offrande devant le prêtre ; certaines baisent la croix qu’il leur tend, d’autres se contentent d’y poser un doigt, puis retournent à leur place après avoir laissé dans le panier de l’enfant de chœur quelques cents ou un billet.
Un prêtre africain inconnu, qui comblait les vides dans les rangs ecclésiastiques décimés par les crises d’après le Concile, prononça une courte homélie, d’autant plus abrégée que maman n’allait pas à l’église depuis sa maladie et qu’il ne l’avait jamais vue.
Au moment où l’assistance se mit debout, on entendit un craquement. Le cercueil avait dévissé ; mal accroché sur le support horizontal à six pieds, il avait glissé à terre. Je me précipite avec le personnel des pompes funèbres pour le remettre à l’horizontale, mais j’ignore ce qui s’est passé, j’entends mes deux sœurs pousser un cri. Le cercueil s’est ouvert ; on voit un bras de maman se dresser tout droit vers le Ciel.
Je m’éveille tout en sueur. Maudit rêve. Il est temps de préparer le frichti de ma mère à la cuisine.
***
Je suis seul dans la cuisine. Maman a mangé. Elle est couchée. Je ne sais pas si elle dort ou si elle est éveillée. J’ai lavé son visage et ses mains avec un gant de toilette trempé dans de l’eau tiède. Une petite sainte Vierge, veilleuse bleuâtre, est allumée sur sa table de nuit.
Je fais cuire pour moi un morceau de poulet avec des morilles et des pommes de terre rissolées. C’est bon. J’aime le poulet, je déteste la viande rouge. Comme ton père, disait ma mère.
Un verre de vin, un Côte de Blaye. Boire du vin me donne des forces, je n’exagère pas. Ensuite j’irai au salon et allumerai la TV pour écouter les nouvelles du soir. Ensuite, vers 21 heures, je remonterai au premier étage vérifier que maman va bien, qu’elle n’a besoin de rien, que ses protections urinaires ne sont pas relâchées. Ensuite, je l’embrasse, lui caresse du bout des doigts les tempes. Elle a les yeux fermés. Elle respire doucement. Sait - elle que je suis là ? Que son fils la protège de ses filles rapaces, qui ne pensent qu’à la placer dans une clinique pour personnes démentes en fin de vie ?
Si j’ai quarante-cinq ans, j’en fais soixante, car je ne suis pas soigné de ma personne. Tant que Maman allait bien, habile couturière, elle entretenait mes vêtements ; jamais un bouton ne manquait à mes vestes ni à mon manteau.
Je me rase une fois tous les deux jours, ce qui fait dire à ma mère : ne te néglige pas, tes joues piquent. En réalité, je suis paresseux, je n’aime pas la corvée du rasoir. Je me lave dans la baignoire une fois par semaine, le vendredi matin, toilette complète, des pieds à la tête, avec un savon Cadum qui sent bon. Les autres jours, je me lave vite, nu devant le lavabo ; je change de linge tous les deux jours vu que maman s’occupe du linge sale qui, après le passage dans la bruyante machine, est repassé par elle, pas encore démente ; elle le dépose frais et sentant bon dans mon armoire. Depuis que maman a cessé de s’occuper du linge, des chemises, et de nos effets personnels, j’ai pris le relai sans atteindre la perfection, car je ne repasse pas. Cela m’ennuie. Ma mère ne fait aucune remarque.
Avant l’Alzheimer de ma mère, elle acceptait que je me promène chaque après-midi toujours selon un même circuit : je descends la rue des Tongres, je marche sur le trottoir de l’avenue de Tervuren jusqu’au Parc du Cinquantenaire. Là, il y a des bancs où je m’assieds quand le temps est agréable. Il y a un bassin central avec des fontaines ; leurs jets retombent dans l’eau verdâtre où s’ébattent des canards.
Je regarde devant moi. En semaine, à cette heure, on voit des mères poussant des voitures à bébés, ou tenant par la main des mioches criards, qui parfois leur échappent. Je ris de voir ces jeunes mères pousser des cris pour rattraper les enfantelets courant droit vers l’avenue avec le risque d’être écrasés par les voitures qui ne freinent pas tant les conducteurs sont pressés d’arriver je ne sais où, toujours en mission pour le patron ou pour l’épouse qui a remis une liste de courses, tu n’oublieras pas, c’est ennuyeux de te le rappeler, je t’ai donné un papier, écarquille les yeux, je t’en prie, je suis fatiguée par ta petite mémoire ! Il oublie toujours quelque chose, il invente, il dira que l’article manque.
Je regarde les oiseaux, il y en a de moins en moins, qui picorent les miettes de pain répandues par des âmes sensibles. Les moineaux ont disparu. Ce sont les croassements des choucas qui les ont remplacés. Ils sont les chefs noirs. Il y a aussi un ou deux hérons, aristos à longues pattes, qui observent, à l’écart, perchés sur les branches des saules pleureurs.
Il y a des couples d’amoureux qui apparaissent à la sortie des bureaux ; notre quartier est situé près du Rond-Point Schuman, le centre des bureaux occupés par les services européens. La moitié des travailleurs sont de riches fonctionnaires en dépression, m’a-t-on dit, ils rédigent à longueur de journée des notes que personne ne lit. Ils sont payés généreusement mais cela ne fait pas leur bonheur. On dit aussi que beaucoup sont terriblement endettés. Riches et malheureux.
Mes promenades me font remarquer, ma démarche est lente, à petits pas, bras tendus le long du torse, doigts écartés sur mes cuisses. Je suis incapable de balancer les bras au rythme de la marche. Je préfère qu’ils restent raides, les mains en dessous des hanches. Quand le chien m’accompagne, il n’est pas facile de le tenir en laisse.
Depuis la maladie de maman, j’ai dû raccourcir la durée des promenades, me contentant du jardin de notre maison. Il y a un fauteuil de paille léger à transporter, que j’installe sous le tilleul s’il fait chaud. Assis, je lis le journal du matin, La Libre ou Le Soir, ou les catalogues de Märklin que j’annote d’un Bic à encre rouge.
Le bichon Johnny est couché dans l’herbe près de moi. Il dort ou regarde le ciel quand un oiseau passe trop bas à son goût ; dans ce cas, il pousse des aboiements que je dois faire cesser pour éviter les plaintes de voisins. Ma mère est dans un autre fauteuil à l’ombre, assise à deux mètres de moi, attachée au dossier de son fauteuil afin d’éviter qu’elle ne tombe en avant. Elle gémit parfois dans son sommeil, ce qui m’oblige à me lever pour voir si elle a un problème.
C’est une vie lente. Je ne pourrai jamais être rapide. J’espère rester en activité tant que vivra ma mère. J’ai assez de force pour la ramener dans sa chambre au premier étage. Nous avons installé sur la rampe de l’escalier un fauteuil électrique pour lui éviter tout effort. Elle a un peu maigri, ma mère, ces derniers mois, il n’est pas fatigant de la transporter jusqu’à son lit.
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J’ai reçu hier une lettre d’un avocat, Maître Bontinckx, qui dit avoir reçu un mandat de mes deux sœurs pour exécuter le déménagement de maman vers la maison de soins Les Lilas rouges à Boitsfort. Il dit que je ne verrai pas mes sœurs pour éviter les discussions, qu’il essaie de trouver une solution sans disputes familiales. Il me propose de le rencontrer à son Cabinet sis avenue de Tervuren, à dix minutes de notre maison. Il ne donne pas de détails. Je lis que Bernadette et Myriam ont signé pour accord sa lettre. Que faire ? Consulter un avocat pour connaître mes droits et ceux de maman ? Les honoraires d’avocats sont élevés.
Il ne manquait plus que cela. Mes deux sœurs me déclarent la guerre. Je ne veux pas être séparé de maman. C’est deux contre un. Je suis le plus faible. S’il faut aller devant un juge, je suis incapable d’argumenter, de défendre ma mère, d’éviter la désignation d’un curateur, dévoué (certainement) à mes deux sœurs, qui gérera le petit patrimoine de maman, qui fera vendre la maison avec le mobilier, qui forcera mon déménagement, qui lancera une procédure pour me placer en psychiatrie, car mes sœurs sont capables de tout. Elles veulent de l’argent. Je n’ai pas dormi. A deux heures du matin, je suis entré dans la chambre de maman et je me suis accroupi près de la table de nuit éclairée par la veilleuse, j’ai dit à maman dont les yeux étaient fermés : « Tu sais, Bernadette et Myriam veulent te placer dans une maison de soins à Boitsfort. Elles ont un avocat. Je dois le voir bientôt. Elles finiront par vendre TA maison. »
Maman n’a pas bougé, mais j’ai entendu un petit gémissement. Je lui ai caressé la joue, j’ai touché sa main droite qui était chaude au-dessus du drap et je suis rentré dans ma chambre.
Je ne dors toujours pas, j’ai des palpitations, je me relève pour ouvrir un peu la fenêtre, de l’air, de l’air, je ne veux pas mourir, je me rallonge dans mon lit de célibataire à une personne, où personne d’autre que moi n’a jamais dormi, pauvre de moi sans amie, sans amour, sans sexe en vérité. Je suis vierge, a dit ma mère.
Mes deux sœurs, ces pestes, finiront par avoir ma peau. Depuis la dispute, j’ai l’impression de vaciller ; immobile, debout, j’ai le tournis.
J’utilise la canne de maman pour assurer mon équilibre quand je marche rue des Tongres, chaque matin, pour les courses. Parfois, je m’arrête, la main sur un mur, pour me reposer, puis je repars vers le grand magasin Carrefour à la recherche des produits (nourriture pour maman, Johnny et moi, drogueries, eaux minérales, etc.) dans les immenses rayons débordant de marchandises.
C’est stressant. Je heurte, avec mon sac, de nombreux clients impolis qui parfois m’insultent pour ma lenteur. Rentrer à la maison avec ces achats m’essouffle, mon cœur bat trop vite, je ne puis laisser maman longtemps seule. J’apporte les paquets, que je sors du sac de courses, à madame Latourière qui est la garde matinale de maman. Elle déballe, met au frigo, nous échangeons quelques mots avant que je monte avec elle pour sortir maman de son lit afin de la laver. Je les laisse seules, je ne veux pas regarder ma mère nue, c’est au-dessus de mes forces. Madame Latourière comprend cela. Quand maman est revêtue d’une chemise de nuit propre, la garde m’appelle pour l’aider à la remettre au lit. Je suis en sueur après tous ces efforts, et j’ai mal au dos. Madame Latourière est une femme énergique, elle a bien compris la méchanceté de mes sœurs, elle me plaint, je lui ai lu la lettre de maître Bontinckx, elle ne connaît pas d’avocats qui pourraient m’aider. Elle n’aime pas mes sœurs.
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Je suis arrivé à quinze heures au cabinet de l’avocat Bontinckx, avenue de Tervuren. Je n’ai pas attendu longtemps dans la petite salle d’attente. J’étais seul. Il est apparu, assez costaud, trapu, à moitié chauve, rouge de teint, lunettes à montures épaisses. Un costume bleu à veste croisée. Il fume un cigarillo. Il m'a fait entrer dans son bureau où des piles de dossiers, aux couvertures de couleurs les plus diverses, grimpent le long des murs. Comment s’y retrouve-t-il ?
Il dit : « Assieds-toi, Didier, je suis content de te voir. Tes sœurs m’ont beaucoup parlé de toi et de tes problèmes avec ta mère. »
Détestant le tutoiement, je répondis : « Maître, j’ai quarante-cinq ans, nous ne nous connaissons pas, je ne vous permets pas de me tutoyer. »
– Ah bon ! Je croyais être gentil. Désolé. Excusez-moi.
– Vous m’avez demandé de me voir à la demande de mes sœurs. Je vous écoute.
– Oui, elles estiment qu’il est temps que ta mère, excuse-moi, votre mère ne devrait plus rester dans sa maison, qu’il est temps de la placer dans une maison de soins. Tes soeurs veulent que je sois désigné tuteur de votre mère. Il paraît que tu, ah zut ! vous souffrez d’un handicap, qu’il devient difficile de vous occuper d’elle jour et nuit.
– Mais il y a une garde qui vient le matin et une infirmière le soir pour la toilette et la préparer pour la nuit.
– Cela coûte. Vos sœurs voudraient vendre la maison.
– Cela ne m’étonne pas. L’argent compte plus pour elles que leur mère.
– Ah ! elles sont réalistes !
– Je refuse de donner mon accord.
– C’est très embêtant cela, mon petit Didier. Car si tu t’opposes à une solution raisonnable, tes sœurs sont décidées de te soumettre à une expertise psychiatrique et au besoin de te faire colloquer. Dans ce cas, on sait quand ça commence et jamais quand cela finit.
Il avait repris le ton familier qui me réduisait à l’image que mes sœurs lui avaient donnée de moi. Il ne perdait pas du temps dans les circonlocutions. Droit au but : « Ta mère dans une clinique spécialisée ou bien, si tu refuses, ce sera la bagarre et toi à l’asile ! »
Je me levai d’un coup et sans le regarder ni lui donner la main, je quittai son bureau. J’eus le temps d’entendre qu’il me lançait : « Pauvre con ».
Dans la rue, j’eus un étourdissement. Je m’assis sur le trottoir, ramenant les pans de mon manteau sur les genoux. Les piétons passaient sans s’arrêter. Certains jetaient un coup d’œil ou s’écartaient de moi. Une dame âgée enfin s’arrêta : « Vous n’êtes pas bien, Monsieur ? » « J’ai eu un malaise, cela va passer. » « Ah oui, vous avez bonne mine, ce n’est pas grave », et elle poursuivit sa marche.
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C’est décidé. J’ai réfléchi. Nous allons quitter la maison, maman et moi, ce soir. J’ai loué une voiture pour quarante-huit heures. Le véhicule est stationné dans l’entrée du jardin entre les battants de la grille. J’ai bien regardé une carte routière. Nous partons pour le Danemark. Je roulerai toute la nuit. J’emporte mes économies retirées hier sur mon compte en banque, pour l’essence, l’hôtel, et les dépenses une fois arrivés au centre du Danemark. J’ai réservé une chambre à deux lits par téléphone. J’ai un permis de conduire qui fut peu utilisé mais je sais conduire. Je ne vais pas m’endormir en roulant la nuit. Ce n’est pas mon genre. D’abord l’autoroute Bruxelles vers Aix-la-Chapelle, puis monter en Allemagne vers Hambourg, puis le Danemark, rester sur l’autoroute jusqu’à Thisted, dans le Jutland, au bord d’un fjord magnifique où j’ai séjourné une semaine de vacances solitaires il y a dix ans. Un paradis. 1200 kilomètres de voyage. Arrivée vers midi, à mon avis. Il y aura des provisions dans la voiture, de l’eau, des pampers. Ma mère dormira.
Je ne réponds plus au téléphone, je fermerai les compteurs de gaz et d’électricité, et les portes. Je baisserai les volets. Je ne laisse pas de traces. Mes sœurs n’auront qu’à lancer des recherches qui seront trop tardives.
A dix-neuf heures, j’emporte maman bien emballée dans une couverture et la dépose doucement à l’arrière de la voiture louée, une Peugeot 4 portières. Maman a de la place pour étendre les jambes et un petit oreiller soutient sa tête.
J’emporte une valise avec nos effets que je place dans le coffre. Pour bien voyager, il faut voyager léger. J’enferme Johnny dans la cuisine avec des croquettes et de l’eau. Je regrette de n’avoir pas la place pour emporter les boîtes du train Märklin. Tant pis. Maman d’abord.
Voilà nous sommes partis. Je donne un peu d’air en ouvrant légèrement ma fenêtre. Je transpire beaucoup. Ma vue est bonne. Je distingue clairement, de loin, les panneaux indicateurs des villes repérées sur la carte routière pour mon voyage. La voiture roule bien. Elle est confortable. De temps en temps, je dis à Maman : « Tout va, tu n’as pas soif ? » Elle ne répond pas, elle dort ou parfois, elle pousse un gémissement.
Après la frontière, en Allemagne, je stoppe la voiture à une station-service pour un premier plein, puis pour désaltérer maman. Je lui lève la tête pour qu’elle ne s’étouffe pas. Je lui présente un biscuit Delacre devant les lèvres qu’elle garde fermées. Alors, c’est moi qui croque le biscuit. Je bois aussi cette bonne eau de Spa. Je change les pampers. Je vais vite vers les toilettes après avoir fermé les portières de la Peugeot. Cela dure cinq minutes.
Nous repartons vers Hambourg. Des voitures Mercedes, BMW, Audi nous dépassent à une allure folle, m’obligeant à garder un œil sur le rétroviseur car ces monstres, à peine aperçus derrière vous, très lointains, vous dépassent comme dans une course automobile et disparaissent. Tout cela m’excite. Je reste bien éveillé. De moins en moins de voitures au fur et à mesure que les heures passent.
Le jour se lève, il est six heures, je quitte l’Allemagne et roule sur l’autoroute du Jutland du sud, direction la ville de Kolding. J’accuse soudain la fatigue avec les paupières qui se ferment. Pas moyen de m’arrêter ici, il n’y a pas d’aire de repos ou de sorties. J’ouvre grandes les fenêtres. Je dis Maman, tu n’as pas froid ? Elle ne répond pas. Et ce qui devait arriver est arrivé. J’ai lâché prise. Je me suis endormi. Personne sur l’autoroute. La voiture a poursuivi une direction à l’aveugle, droit sur des rambardes métalliques du bas-côté. Je suis réveillé par le crissement aigu des taules déchirées. Quel choc ! Trop tard. La Peugeot a fait un cumulet. Toute neuve, elle est sur le toit maintenant. Je puis ouvrir ma portière. Je m’extirpe. Je n’ai pas mal. Maman a été éjectée, par la vitre arrière, à trois mètres sur le talus. Je la vois sur le dos, bras en croix. Sa couverture s’est ouverte. La chemise de nuit est relevée sur les cuisses. Il y a du sang. Je suis resté debout immobile à regarder.
Maman est morte au Danemark. C’est mieux pour elle. Elle n’a pas souffert, ont dit les secouristes de l’ambulance et la police danoise qui m’a fait monter dans leur Mercedes blanche.
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J’écris ces notes dans une chambre aux murs roses à un lit de la clinique du Docteur Van Zeek au milieu de la Forêt de Soignes, tout près de Bruxelles, où je suis enfermé depuis six mois. La clinique « Claire Forêt » du docteur Van Zeek soigne les malades mentaux. Le Juge a suivi la demande de Maître Bontinckx nommé tuteur qui conseille mes sœurs. Notre maison de la rue Bâtonnier Braffort
sera mise en vente. Il faut payer mon traitement psychiatrique, disent-elles.
Le corps de Maman est enterré dans le petit cimetière de la commune où la Peugeot a fait sa cabriole. Mes sœurs ont refusé une cérémonie religieuse en Belgique.
Henri de Meeûs
Janvier-Avril 2019
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