Le sens du devoir est inné. On l’acquiert par son éducation, par l’exemple de ses parents et grands-parents, par ceux qui sont morts à la guerre, dans les camps ou les prisons de l’ennemi. Durant toute notre vie, nous avons respecté nos héros, souvent morts jeunes, célibataires ou laissant une veuve et des enfants, et leur nom à jamais inscrits dans la mémoire des familles et des cimetières militaires. Leurs exemples sont mêlés à notre ADN.
Mais à un certain âge, il faut fuir le sens du devoir, car il détruira vos forces.
« Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. » est-il écrit dans les Evangiles. Peut-on choisir ? Qui aime au point de mourir pour l’autre ? Le Père Kolbe ?
Maximilien Kolbe (Rajmund Kolbe à l'état civil), né le 8 janvier 1894 à Zduńska Wola et mort (assassiné) le 14 août 1941 à Auschwitz, est un frère franciscain conventuel polonais, prêtre, fondateur de la Mission de l'Immaculée. Arrêté par la Gestapo, il est détenu dans le camp de concentration d'Auschwitz, où il s’offre de mourir à la place d'un père de famille, Franciszek Gajowniczek. Les nazis le font exécuter au moyen d’une injection de phénol. Canonisé en 1982 par le pape Jean-Paul II, il est vénéré dans l'Église catholique sous le nom de « saint Maximilien Kolbe » et liturgiquement commémoré le 14 août.
1894-1941 mort à Auschwitz
Autre exemple : la mère de famille qui use ses dernières forces pour ses enfants, le mari dévoué jour et nuit près de son épouse malade. Les exemples sont innombrables, discrets, mais la fin est toujours la même : aimer vraiment peut aller jusqu’à la destruction de son Moi.
Dans le règne animal, la femelle livre un combat incessant aux prédateurs pour essayer de sauver ses petits. De plus en plus nombreux, on projette sur les écrans de TV, des films où l’on voit ces combats désespérés, alors que le cinéaste d’un coup de carabine pouvait sauver la mère et les petits qu’elle défendait. On se repait d’agonies. Ils reçoivent de l’argent pour leurs films sadiques, et nous, voyeurs passifs, nous ne zappons pas immédiatement ces images de lutte pour la survie qui remplit le monde. Pourquoi tant de mises à mort ? Le silence des bêtes assassinées par ceux qui s’en nourrissent.
Dans le malheur, ces êtres rares qui viennent à votre rencontre, vous téléphonent quasi chaque jour avec la voix chaude de tueur d’idées noires, prêts à livrer beaucoup de leur plus intime pensée pour vous aider à vivre. Ils se fichent de la pensée unique, ils sont naturels, rien ne les choque, ils vous aiment. Ce sont les anges que Dieu vous envoie pour ne pas couler.
Dieu, infinie Bonté, ne nous ménage guère dans ces temps de pandémie qui s’est abattue depuis un an sur l’humanité entière. Pourquoi tant d’effroi ? Entendons-nous approcher les galops des derniers Cavaliers de l’Apocalypse avant l’ébranlement des Cieux ? Ces prédictions finales font rire les scientifiques qui, munis de la panoplie des vaccins, vont inoculer les produits sauveurs dans le corps des créatures de Dieu pour les aider à reprendre la vie normale d’avant la pandémie.
Libérez-vous ! On attend l’ouverture des portes. Si les peuples savaient quels évènements horribles succèderont encore dans ce XXI ème siècle si mal commencé.
Extrait d’une interview de Jean-Pierre Le Goff par Vincent Tremolet de Villers dans le Figaro du 24 février 2021, p.16 :
Question : Vous avez travaillé depuis longtemps sur les évolutions du management. En quoi ce qui s’est passé dans les hôpitaux est-il révélateur d’un management déshumanisant ?
Réponse de J-P Le Goff : La façon dont les personnels soignants ont su faire face à cette pandémie avec les moyens du bord est d’autant plus remarquable que depuis des années, ils subissaient une dégradation de leurs conditions de travail et la pression d’une technocratie gestionnaire et comptable. Celle-ci avait pris le pouvoir sur le personnel médical avec des discours et des outils faisant fi de la spécificité des activités de soins, réduisant ces dernières à une mécanique inhumaine, classant des malades dans des nomenclatures comme on le fait pour d’autres activités ou n’importe quel produit.
Ce management amorcé dès les années 1980 pour aboutir à la « tarification à l’activité » est une caricature, avec son jargon pour initiés, sa logomachie invraisemblable, ses « boîtes à outils » alambiquées, ses procédures ubuesques… Combien de temps, de réunions à n’en plus finir, d’argent dépensé pour construire une pareille machinerie dans une logique de rentabilité qui a dénaturé le sens que les soignants donnent à leur activité et déshumanisé les rapports de travail et les liens avec les patients ?
Ce qui s’est passé dans les hôpitaux constitue un cas limite qui peut se retrouver à différents degrés au sein de l’administration, des services publics et plus largement. Introduit au sein d’un système bureaucratisé, ce type de management renforce l’autoritarisme « des petits chefs » avec un vernis de langage moderniste et une pléthore de « boîtes à outils » qui produisent des effets de déstabilisation et de désarroi. La coupure de ces managers technocrates avec le sens commun et les réalités de terrain est elle aussi manifeste. (…)
Jean-Pierre Le Goff, né
le 22 mars 1949 à Équeurdreville (Manche),
est
un philosophe et sociologue français.
Rattaché au laboratoire Georges Friedmann (IDHE CNRS Paris I), il travaille sur l'évolution de la société, et notamment sur les paradoxes de Mai 68, sur la formation, sur les illusions du discours managérial en entreprise, sur le stress et la souffrance au travail.
Il privilégie l'analyse d'un certain « air du temps » qui ne se réduit pas pour lui à des « modes », mais qui lui semble significatif de mutations plus structurelles des idées, des modes de représentation, et des valeurs.
Ses ouvrages :
· Le Mythe de l’entreprise : critique de l’idéologie managériale, Paris, La Découverte, 1992 réédité en 1995
· Les Illusions du management. Pour le retour du bon sens, Paris, La Découverte, 1996 réédité en 2000 (ISBN 2-7071-3319-1)
· Le Tournant de décembre, avec Alain Caillé, Paris, La Découverte, 1996
· Mai 68. L’héritage impossible, Paris, La Découverte, 1998 réédité en 2002 et 2006 (ISBN 2-7071-3654-9)
· La Barbarie douce, Paris, La Découverte, 1999 réédité en 2003 (ISBN 2-7071-3032-X)
· La Démocratie post-totalitaire, Paris, La Découverte, 2002 réédité en 2003 (ISBN 2-7071-3618-2)
· La France morcelée, Paris, Gallimard, 2008 (ISBN 978-2-07-034975-3)
· La Gauche à l'épreuve 1968-2011, Perrin, 2011, 288 p. (ISBN 978-2-262-03335-4)
· En librairie le 3 mars = La Société malade, Stock, 280 pages, 18,50 eur.
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PROTESTATION
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(Avertissement : PROTESTATION est un récit imaginaire d’Henri de Meeûs, publié dans les Carnets de ce site littéraire, soit : 1ère partie : Carnets janvier 2020 ; 2ème partie : Carnets février 2020 ; 3ème partie : Carnets mars 2020 ; 4ème partie : Carnets juin 2020 ; 5ème partie : Carnets juillet 2020 ; 6ème partie : Carnets août 2020 ; 7ème partie : Carnets septembre 2020 ; 8ème partie : Carnets octobre 2020 ; 9ème partie : carnets novembre 2020 ; 10ème partie : Carnets décembre 2020 ; 11ème partie : Carnets janvier 2021).
Rentré à Bruxelles, Yagi passa trois jours dans sa chambre, au lit. Un médecin était venu changer les pansements. Je logeais dans la chambre voisine. Les parents m’avaient permis de lui rendre visite pour que le temps lui soit moins long. Je le retrouvais chaque fois allongé sous les draps, le visage regardant la fenêtre, parfois ouverte, parfois fermée, rideaux tirés qui assombrissaient l’espace, qui m’empêchait de bien le voir, car il n’aimait pas qu’on allume la lampe de chevet. Les plats que la domestique lui apportait, ne lui plaisaient guère. Son silence prolongé nous inquiétait. Il n’avait pas parlé à son père quand celui-ci l’avait interrogé. J’essayais d’occuper son esprit par la rentrée imminente des classes à Saint-Michel. Je posais des questions. Il ne répondait pas. Le troisième jour, il y eut une visite d’un enquêteur de la police pour interroger Yagi. L’Ambassadeur aurait pu refuser vu le privilège diplomatique protégeant l’ambassade. Mais l’inspecteur ne put obtenir aucune réponse.
Yagi acceptait que je vienne le retrouver. Parfois, il se redressait, assis dans son lit, et m’écoutait sans dire un mot. Il comprenait ce que je disais car un court moment, il émit un petit rire quand je lui parlais de l’amie de sa mère, la gentille Violet, qui nous avait reçus et avait été bien malheureuse de ce qui lui était arrivé.
Soudain, devant moi, le troisième jour à huit heures du soir, Yagi se dressa debout sur le lit aux draps blancs bien tirés, et cria en levant les bras au ciel : « Je vais mieux, je vais mieux, je sens qu’il s’éloigne ! Donne-moi mes vêtements, j’ai faim, et je descends pour le dîner. Si tu savais combien j’ai souffert. Pas une minute de repos pour mon esprit. »
Je me précipitai sur ses vêtements bien rangés au bout du lit sur une chaise de velours bleu, les lui tendit un à un, il s’habillait très vite, souple comme un chat.
Je me disais « C’est sa mère qui sera surprise, et son père bien content. Quel type ce Yagi, il semble en pleine forme maintenant. »
Nous descendîmes le grand escalier et pénétrâmes avec lenteur dans la salle à manger où les parents dînaient. Je n’oublierai jamais le visage de l’Ambassadrice qui nous faisait face ; elle avait pâli d’un seul coup, j’ai pensé qu’elle défaillirait, elle cria : « Mais mon chéri, mon amour, te revoilà ! » Le père s’était levé, avait pris son fils contre lui, caressant ses cheveux. Joie de te voir mon Yagi, disait-il. Comme nous sommes contents, ta mère et moi que tu aies quitté ta chambre. J’ai promis à ta mère que nous ne parlerions plus jamais de ce qui t’est arrivé en Hollande. On va te laisser tranquille. Je remercie Daniel de t’avoir tenu compagnie par ses visites fréquentes dans ta chambre. Il m’embrassa aussi. Et la mère de même. Pauvres parents perturbés, les voilà soulagés, car ils retrouvaient leur fils délivré d’un cauchemar.
Yagi dit quelques mots cependant : « Excusez-moi tous de vous avoir fait de la peine et causé de l’inquiétude. Ce qui m’est arrivé n’est pas racontable. J’ai vécu l’horreur, l’anxiété, la peur, l’angoisse, sans arrêt, minute après minute, de jour comme de nuit. Transpirant sous les draps la nuit quand d’horribles visions s’emparaient de moi, et durant la journée, la présence dangereuse, invisible mais puante, de cet être diabolique qui a voulu me tuer. J’ai été possédé par un démon, voilà ce que je voulais vous dire. Tantôt, avec Daniel près de moi, les sensations maléfiques ont disparu, mon énergie et la paix de mon âme sont revenues soudainement. Je remercie Dieu. »
Yagi s’agenouilla aux pieds de ses père et mère, leur baisa les pieds. Il resta à genoux et fit de même pour moi en serrant des deux mains, très fort, mes chevilles. Ensuite il se mit debout, et vint s’asseoir à sa place habituelle à côté de sa mère radieuse. Elle avait retrouvé son enfant.
Yagi mangea de bon appétit, ne refusa ni le vin ni les desserts.
On parlait de tout et de rien, comment les parents avaient occupé les trois jours où Yagi gardait la chambre : réceptions de politiciens d’une province des Indes pour l’Ambassadeur, goûters dans la roseraie avec des amies bavardes pour l’Ambassadrice. On avait acheté un troisième paon, blanc comme la lune. Solitaire, il avait pris possession des jardins à l’arrière de l’ambassade tandis que les autres paons criards montaient la garde sur les devants de la propriété ou se perchaient dans les branches hautes des arbres face aux grilles.
Il n’y eut plus de rechute de Yagi qui avait retrouvé son équilibre. La rentrée des classes se passa bien ainsi que le suivi des cours avec les nouveaux professeurs.
En cinq années, nous terminâmes le cycle des humanités, car nos excellents résultats nous permirent de sauter une année.
Je vis à l’ambassade, mon domicile ; les parents de Yagi sont devenus les miens. Je suis leur fils adopté. Et Yagi me respecte, m’aime comme un frère, persuadé que ma présence avait fait fuir l’entité démoniaque.
Je porte leur nom. J’ai appris rapidement leur langue et les usages de l’élite indienne. Quand ils voyagent ou rentrent chez eux en Inde, je les accompagne.
J’ai pu admirer le palais familial destiné à Yagi.
A la fin de notre année de rhétorique, l’Ambassadeur fut rappelé en Inde avec sa famille et l’ensemble du personnel. La politique compliquait nos projets. Je ne voulus pas rester seul en Belgique, même muni d’un capital offert par les parents de Yagi.
Et je décidai de suivre ma nouvelle famille, pour le meilleur et le pire.
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Fin de ce récit.
Henri de Meeûs