Sommaire 1 : Commentaire sur la calamité
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Les créatures humaines de la planète sont soumises à une épidémie qui traverse tous les pays. Certains habitants sont plus touchés que d’autres : Chine, Italie, Espagne, mais les plus protégés voient les chiffres des décès et des contaminés grimper à leur tour, provoquant la fermeture des frontières et l’interdiction d’atterrir dans leur pays. Chacun se barricade. La mondialisation, les multi-échanges, l’Europe a du plomb dans l’aile, si pas dans le ventre. C’est bientôt le retour des Etats souverains qui seront libres de fabriquer chez eux leurs mesures de protection et de ne plus, naïvement, confier à la Chine l’exclusivité des fabrications de masques, respirateurs, lunettes et autres protections. Décision insensée et imbécile de nos dirigeants des Etats européens, peu préparés à cette calamité et maintenant face au débordement, vu – ils le proclament eux-mêmes – la vague qui arrive !
Malheureuse population de brebis bêlantes, une de fois de plus tondue, parquée dans leur enclos sans pouvoir en sortir, à la merci de nouvelles ou quotidiennes mesures de confinement, familles resserrées dans de petits espaces toute la journée, du matin au soir, cri des petits, fureur des ados privés de leurs copins-copines, sorties limitées et surveillées, et les courses à effectuer, souvent par les mères qui courageusement viennent respirer l’air des grands-magasins en bravant tous les risques. Honneur au courage de ces femmes en première ligne ! Infatigables et sans exprimer de plaintes, le plus souvent.
Et ces autres martyrs, les prisonniers, à trois ou quatre par cellule, et leurs gardiens, sans masques pour les discipliner. Qu’on laisse les fins de peine rentrer chez eux ! Qu’on accroche aux chevilles des libérés anticipés, si nécessaire, un bracelet de contrôle, mais ôtez-les de cette nasse insupportable avant qu’il y ait des morts ou que les bâtiments pénitentiaires soient mis à feu et à sang.
Honte aux responsables-coupables de n’avoir pas conservé un stock de masques et autres moyens protecteurs. Pourquoi avoir fait disparaître un million de (?) de masques qui auraient servi plus efficacement qu’une absence totale de masques ?
Les responsables ne doivent-ils pas répondre de leur incurie ? Ou comme souvent, quand il y a trop de politiques coupables, on posera le couvercle pour éteindre la marmite. Responsables mais jamais coupables. Comme ceux qui au début disaient : « Nous sommes prêts, c’est une gripette ».
Les médecins généralistes se sont protégés, et c’est naturel, en ne donnant pour la plupart que des consultations par téléphone. Mais j’entends que des médecins héroïques ont dominé leur peur et ont rendu visite aux malades, les réconfortant, et leur administrant des médicaments pour les aider.
Combien de temps les confinés-citoyens-obéissants supporteront leur enfermement, même si certains font du jogging, du vélo, de la marche avec ou sans chien, avec ou sans enfants ? Des parents à vélo sont suivis par deux, trois, quatre enfants, aussi à vélo, et prennent l’air, leur beau souci, en espérant que l’air respiré ne croisera pas le virus !
Ceux qui souffrent d’autres maladies que celle du virus, refusent de passer par la case hôpital de crainte d’être contaminés. Les graves maladies ? On attendra !
L’humour permet de lutter contre l’angoisse et le stress. Certains films comme la parodie du texte prononcé par Hitler réfugié dans son bunker sont irrésistibles de drôlerie tant ils s’appliquent bien à notre réalité vécue et enfermée dans un autre bunker en 2020.
J’ai la chance que, vu mon âge, des nièces héroïques viennent m’approvisionner et certaines firmes me livrent des plats à réchauffer. Je déteste cuisiner. Un plat chaud à midi. Une ou deux tartines le soir.
Quelle durée ce confinement ? C’est de ne pas connaître la fin du cauchemar qui mine les esprits.
La hargne de certains médecins français contre le professeur Raoult, virologue spécialiste, connu mondialement, qui propose comme seul remède utilisable sur le marché, vu qu’il n’y a pas d’autres molécules encore agissantes, la Chloroquine, ancien médicament administré depuis quarante ans contre le paludisme et le lupus notamment, est incompréhensible. Il a fait un test à Marseille, avec 25 patients qui, à peu près tous, ont été débarrassés de leur charge virale. « Ah non, disent les adversaires de Raoult ! Il faut recommencer d’autres tests, cela prendra des semaines, mais nous devons suivre les protocoles avant que la Chloroquine ne soit autorisée ! ». Les morts attendront !
Un ami m’écrit, atteint du Corona, que ce virus est vicieux et puissant. Il croit l’avoir attrapé dans un « lounge » d’aéroport dans l’attente de son avion qui avait quatre heures de retard.
En rue, à pied, tranquillement sur le trottoir, vous êtes brutalement dépassé par des cyclistes qui soufflent et qui crachent, venant en face de vous sans masque de protection naturellement, ou des joggers dès sept heures du matin, qui sentent la transpiration, ou vous êtes forcé d’éviter, venant vers vous, courant, riant, une famille nombreuse de bambins à pied ou sur leurs tricycles, qui ignorent manifestement les règles de la distanciation.
Mon chien Lola est perplexe. Elle sort moins. Elle qui adore les restaurants à midi et la voiture où elle s’étend sur les sièges arrières, est confinée comme moi attendant ses repas du midi et du soir avec des promenades écourtées, elle qui adore prendre l’air, renifler les buissons et les taillis, et regarder de loin les congénères qu’elle déteste et qui n’ont pas à m’approcher, sinon gare à eux !
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Sommaire 2 : 3ème partie de PROTESTATION (suite du récit des Carnets de janvier et février 2020)
Protestation (suite 3)
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Je passai huit jours agréables avec Anna qui, le matin, à huit heures, frappait à la porte de ma chambre. Je sortais du lit en pyjama, je disais entrez Anna.
Vêtue d’une robe de chambre de velours brun, elle déposait un plateau avec des croissants, du chocolat chaud et de la confiture d’orange, sur la petite table devant la fenêtre aux rideaux fermés. Elle ouvrait les tentures. La lumière du soleil entrait dans la chambre. Je voyais les toits rouges s’échelonner face au bleu du ciel de Zandvoort. Il fera beau disait-elle, tant mieux, nous pourrons nous promener.
Elle descendait dans sa chambre pour achever sa toilette. J’entendais l’eau du bain qui coulait. Je me contentais de me laver nu devant le lavabo de ma chambre, eau chaude eau froide, les dents, le visage, et le torse, c’était suffisant et cette chambre était plus joyeuse que celle de Schaerbeek.
Quand habillé, je descendais au rez-de-chaussée à neuf heures précises, comme elle me l’avait demandé, – elle avait pris son petit-déjeuner sans moi –, je la voyais bien coiffée, son corps mince dans un loden vert à capuchon pour se protéger du vent de la mer, prête pour sa promenade de neuf heures à midi.
« Respirons, le bon air chaque matin, rien de tel pour les poumons », disait-elle,
Elle riait. Elle me tendait un imperméable qui descendait jusqu’aux mollets, et une écharpe rouge en cachemire. Nous sortions.
Elle avait tenté de prendre ma main, mais je la lui retirai. Je n’étais pas son bébé. Et la promenade commençait. L’immense plage jusqu’aux dunes. J’étais un bon marcheur ayant hérité des gênes de ma pauvre mère sprinteuse.
La plage de Zandvoort s’étendait sur trois ou quatre kilomètres et longeait des dunes aux chemins labyrinthiques, couverts d’un dallage qui évitait d’enfoncer les chevilles dans le sable. L’heure de la promenade était calculée par Anna pour ne pas rencontrer trop de monde à la fin des vacances. D’innombrables chaises longues et des parasols de toutes couleurs étaient alignés dans la zone réservée aux loueurs de matelas, des sièges, des protège-soleil. Il fallait poursuivre notre marche au-delà, la plage était alors déserte. On se rapprochait de l’eau. Des vagues terminaient leurs courses sur la partie sombre brunie du sable que des mouettes criardes piquaient de leur bec à la recherche de bestioles aquatiques.
Les jours passèrent identiques, tranquilles. La gentillesse d’Anna m’offrait des distractions chaque jour différentes : tel restaurant à midi, ou visiter le manège des chevaux frisons dans l’arrière-pays, ou des courses dans le grand magasin de la Kerkplein, m’offrir un costume gris à longs pantalons, goûter des babas au rhum dans une pâtisserie la meilleure de Zandvoort, cueillir dans les dunes de hautes fleurs jaunes qu’elle plongera dans le pot de grès bleuâtre sur la commode du salon. Petites distractions tranquilles qui me faisaient oublier la mort de ma mère. Je n’étais pas seul . La semaine était écoulée. Je devais rentrer.
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A Schaerbek devant la porte de l’immeuble, un fonctionnaire de la Commune m’attendait.
– Je suis l’échevin chargé de la Population, dit-il. Nous avons été avertis de votre retour par l’Ambassade de Belgique à La Haye. Vous ne resterez pas ici. Nous avons reçu des ordres du Ministère des Affaires étrangères. Vous logerez ce soir à l’Ambassade de l’Inde qui vous prend sous sa protection. J’ignore pour quelle durée. Je vous demande d’emporter vos affaires, vos livres et autres objets auxquels vous tenez. L’Ambassade de l’Inde paiera votre loyer à la propriétaire pour une durée d’un an. Il vous suffira de fermer la porte à clé, de couper l’eau, le gaz et l’électricité, et dans un an, ou plus tôt si vous le désirez, vous récupérerez votre logement.
Yagi me sauvait ! Son père et sa mère m’accueillaient chez eux ! Je fus transporté de joie. Joie, joie, pleurs de joie ! J’oubliais ma mère. Plus rien d’autre ne comptait ! Je retrouverais mon ami, le beau jardin, la fontaine et le bassin, les paons. Le soleil dissipait les nuages noirs, je revivais.
Je n’attendis pas longtemps. Une Rolls blanche arriva devant mon logis.
Le chauffeur à turban en sortit, me fit monter à l’arrière et déposa dans le coffre, la valise qui contenait tout ce que je possédais, les vêtements, les livres, les cahiers de classe et les deux Dickens que je relisais de temps en temps.
Je fus emporté à l’arrière de la longue limousine blanche aux coussins couleur grenat.
Vroum, vroum, nous filions vers l’avenue de Tervuren. Le soleil de la fin d’après-midi dorait la façade des immeubles et le ciel bleu se reflétait dans les vitres. Peu de monde malgré la sortie des bureaux. Je vis une petite dame courbée tenant en laisse un chien minuscule traverser malgré le feu rouge. On va l’écraser, pensais-je. J’entendis mon enturbanné gronder une insulte tandis qu’il appuyait sur le frein me projetant sur le dossier du fauteuil avant.
Nous pénétrâmes dans l’entrée de l’Indian Embassy aux grilles ouvertes. Le chauffeur arrêta la Rolls devant le perron. Les paons n’étaient pas là, mais au haut d’un mat flottait le drapeau indien à trois bandes, safran, blanc et vert, avec une roue au centre.
Yagi m’avait expliqué la symbolique du drapeau.
« Le drapeau, disait-il, se compose de trois bandes horizontales de largeur égale : safran au-dessus, blanc au milieu et vert pour celle du bas. Au centre de la bande blanche se trouve une roue bleue comportant 24 rayons et connue sous le nom de Chakra d’Ashoka. » La couleur safran exprime la renonciation et le désintéressement. Le blanc au centre est la lumière, le chemin de la vérité qui guide notre conduite. Le vert montre notre relation avec la terre, avec la flore de laquelle dépend toute vie. Au centre est la roue qui exprime le mouvement de la vie. La mort est dans la stagnation. L’Inde doit bouger et aller de l’avant. »
Beau programme, avais-je répondu en pensant sans le dire aux innombrables pauvres et aux vaches déesses qui encombraient les rues des villes.
Je fus conduit au salon où la mère de Yagi m’attendait assise dans le grand canapé doré. Elle était vêtue d’un sari immaculé avec autour du cou une longue écharpe de soie rose. Elle me tendit la main. Elle était seule et devant elle je vis un plateau d’argent avec deux tasses, une théière et des petits gâteaux.
– Comment allez-vous Daniel ? Je suis heureuse d’accueillir vous ici. Yagi is not here. He is in India with his grand-father for hollyday. Je suis triste pour votre mère. Pauvre femme morte si jeunette !
Elle tendit vers moi le plateau aux pâtisseries. J’en choisis une.
Mon ami n’était pas là. J’avais espéré qu’il serait là. Non, Yagi était aux Indes chez son grand-père.
Il fallait maintenant remercier l’ambassadrice de m’accueillir chez eux.
– Je veux vous dire merci d’avoir accepté que je vienne habiter quelque temps ici. C’est une grande surprise pour moi et un honneur.
– Vous êtes une friend de Yagi. Quand nous avons appris le malheur, mon mari et moi, nous avons parlé avec notre fils et nous avons décidé de vous loger à l’ambassade. You have time to see of this proposition agrée vous. Vous dormir dans la room à côté de la room de Yagi. Vous faîtes les mêmes études au collège Saint Michel. Ce sera plus facile pour vous deux. Vous êtes amis.
Elle se leva, demandant de la suivre. Dans le hall, elle frappa dans les mains. Aussitôt une jeune femme brune accourut.
– Voici Migga, dit la mère de Yagi. Elle est chargée de vous. Elle va conduire toi à votre chambre, pour déballage bagages. Nous nous retrouverons for the dinner at eight o’clock. Mon mari sera présent. Nous attendrons vous au salon. A tantôt. Yes, yes. Elle me sourit, agita sa main légère aux ongles rouges et s’éclipsa me laissant seul avec Migga qui me conduisit au premier étage par le grand escalier de marbre blanc.
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La chambre était belle avec les murs drapés d’’or. Sur le sol d’épais tapis invitaient à marcher pieds nus. Un grand miroir faisait face au lit recouvert d’une cotonnade bleue.
Migga et moi nous rangeâmes mes vêtements dans une armoire du dressing, pièce sans fenêtre qui séparait ma chambre de celle de Yagi. Au fond du dressing, s’ouvrait la porte d’une salle de bains grande et lumineuse avec deux lavabos et au centre, un grand bassin de marbre bleuté de deux mètres sur quatre environ dans lequel se baigner. Migga fit fonctionner les robinets d’or. Derrière une porte, un w-c aux revêtements couleur de pêche.
Elle sortit de la chambre, et je restai seul.
Je m’approchai de la fenêtre qui donnait sur les parterres de roses tant appréciées par l’ambassadrice. Un jeune indien vêtu de blanc aux pantalons bouffants coupait des roses qu’il déposait dans un panier d’osier à ses pieds. Ce n’était pas le jardinier vu lors de ma première visite. Le soleil de fin d’après-midi l’éclairait. Si j’avais osé, je serais venu au jardin le rejoindre et demander qu’il m’accompagne jusqu’au bassin des carpes koï.
Inutile de me faire remarquer, me dis-je. Ayant pris soin d’ôter mes souliers, je m’allongeai sur le lit, et me tournant sur le côté, je ne tardai pas à m’endormir.
Il faisait noir quand je m’éveillai. Je regardai ma montre. Onze heures du soir déjà ! Et personne ne m’avait appelé pour le repas du soir auquel l’Ambassadrice m’avait prié. J’y devais voir le père de Yagi. Misère ! Trop d’émotions m’avaient terrassé. Maudit sommeil. Je me trouvai maintenant embarrassé. Sortir de la chambre ? Aucun bruit et le jardin était plongé dans l’obscurité. Ouvrant la fenêtre, j’entendais le jet d’eau d’une fontaine. J’enfilai mes souliers. Laissant la pièce allumée, j’ouvris doucement la porte et je me décidai à suivre le couloir menant au grand escalier. Pas de lumière.
Ignorant où se trouvaient les interrupteurs, j’avançai bras tendus, marchant sur des tapis épais. Aucun rai de lumière sous les portes. Nuit complète. Descente des marches, le bras droit agrippé à la rampe. Ridicule situation. Ils s’étaient couchés sans m’attendre. Dans le grand hall, ignorant comment me diriger, je m’assis sur la dernière marche. Mes yeux s’habituaient à l’obscurité.
Peu à peu je vis l’horreur. Là sur le tapis, au centre, deux corps étendus comme deux gros boudins l’un sur l’autre. Avec des soupirs, des râles, et des gémissements. Je poussai un cri strident tandis qu’un frisson glacé parcourait mon dos. La lumière du hall s’alluma et j’entendis la voix d’un homme dire dans l’escalier : « Vous ne dormez plus ? »
L’ambassadeur en robe de chambre venait vers moi, et me prenant la main, me leva : « Pourquoi ce cri ? Vous nous avez fait peur à ma femme et à moi. ».
Un domestique arrivait à qui l’ambassadeur fit un signe de s’éloigner.
– J’avais cru voir deux corps étendus sur le tapis », répondis-je.
– Vous voyez qu’il n’y a personne. Vous lisez des romans policiers ? ajouta le père de Yagi avec un petit rire. Venez, remontez dans votre chambre. Je vais vous faire apporter une collation légère avant que vous ne vous remettiez au lit. Nous nous verrons demain.
J’étais confus. Je remerciai l’ambassadeur et retournai à ma chambre comprenant que mon séjour dans la famille de Yagi commençait mal.
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Ma mère hurlante et les cheveux sur le dos, en chemise de nuit, se précipitait hors de la chambre de l’hôtel de Zandvoort me criant, la bouche de travers comme celle des personnes atteintes d’une attaque cérébrale: « Ne reste pas ici, ils sont fous, ils vont nous tuer. » J’étais un petit enfant, j’eus de la peine à sortir du lit pour la suivre dans le couloir sombre et dans l’escalier qui descendait à la salle à manger où un groupe de personnes encombrées de bagages étaient assises en silence. Certaines esquissaient le geste de me tendre une tasse de café mais obligé de suivre ma mère dans sa course, je sortis sur le chemin qui longeait la dune et je courus, courus derrière ma mère, demandant Maman, Maman, où vas-tu. Elle m’avait saisi la main, m’emportait. Ils sont fous, disait-elle. Je l’entendais malgré le bruit des vagues. Enfin nous arrêtâmes. Le ciel noir était piqué de rares étoiles. Elle m’indiqua la direction de la mer.
– Ton père reviendra, sois en certain, mais j’ignore quand. Je vais mourir.
Elle haletait. Puis poussant un cri, elle tomba sur le côté en agitant les bras et expira.
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Je me réveillai en sursaut. J’étais dans le lit. J’avais mangé la tranche de saumon et la salade apportées, avec une bouteille d’eau minérale, par le domestique sur l’ordre de l’ambassadeur. Ensuite je m’étais déshabillé et glissé dans les draps de soie. La chambre était si noire qu’étreint par l’angoisse, je rallumai la lampe de chevet qui coloria de rose la tête du lit, mon torse et le tapis de soie. Quelle erreur d’avoir accepté le séjour à l’ambassade sans connaître la famille de Yagi. Et Yagi, quand rentrera-t-il ? Sa mère n’avait pu me répondre, tout dépendra, avait-elle dit, du grand-père chez qui Yagi séjournait au fond d’une vallée de l’Himalaya.
Elle téléphonerait à Yagi, je devais patienter, il savait que j’étais chez eux, il connaissait mon malheur, il avait témoigné de sa peine, sa mère était son relai.
J’entendis frapper à la porte.
– Entrez, dis-je.
Comme la porte ne s’ouvrait pas, je me levai, il n’’y avait personne dans le couloir.
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Cela fait huit jours que je traîne dans l’ambassade. Je vois peu les parents de Yagi qui se lèvent tard. Ils se rendent fréquemment en Rolls, midi et soir, à des réceptions. Je reste seul durant des heures à lire dans le jardin sous un parasol mauve des revues illustrées décrivant les villes de l’Inde, les industries, les pèlerinages à Lahore ou à Bénarès, ou s’il pleut, réfugié dans un petit salon, je zappe des programmes de la télévision au large écran.
J’ai demandé à sortir en ville. On n’a pas voulu. « Nous sommes responsables de toi, m’a dit l’ambassadeur. Il faut attendre le retour de Yagi, vous sortirez avec la voiture de l’ambassade. »
Les beaux jardins sont entourés de hautes grilles peintes en noir. Je mange seul dans l’office attenant à la grande salle à manger. Une jeune servante en sari bleu me sert. Je suis bien nourri. Mais la cuisine indienne épicée et le riz à chaque repas fatigue l’estomac, donne le brûlant la nuit, ce qui m’oblige à boire beaucoup d’eau et à faire de longs pipis blanchâtres.
Je parle peu au personnel qui ne connait pas un mot de français. Ils ont reçu des instructions pour limiter les contacts. Quand les domestiques me voient, ils s’inclinent avec un petit sourire et continuent leur chemin. Quand je leur pose une question, ils secouent la tête pour montrer qu’ils ne me comprennent pas.
Je les entends parfois rire dans les couloirs et le hall quand ils pensent que je ne suis pas là. Je voudrais connaître les raisons de leur hilarité. Se moquent-ils de moi ? Aller en ville, passer deux heures dans un cinéma ou manger une glace sur le boulevard de la Toison d’or, j’en ai envie. Me dégourdir les jambes, parler le français, regarder les vitrines. Mais les grilles sont fermées, le jardin est entouré de hauts murs, un policier est en faction à l’entrée et refuse de me laisser sortir. Je suis un prisonnier en attente d’une libération. Téléphoner à la police ? C’est un gros risque car dans ce cas, je ne pourrai plus revenir dans l’ambassade. Les parents de Yagi ne supporteront pas d’être accusés de me retenir contre mon gré, eux qui m’ont m’accueilli après la mort de ma mère. Je n’ose pas les affronter, je dois prendre mon mal en patience et attendre le retour de mon ami. Il pourrait me téléphoner car je suis certain qu’il a de temps en temps ses parents au téléphone, mais ceux-ci ne passent pas le cornet, ils disent seulement : « Yagi te salue, tu as ses amitiés ». Je suis bien avancé avec ses minuscules messages.
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J’ai découvert les plaisirs de la salle de bain de marbre bleu.
Levé à huit heures, j’ouvre les robinets d’or. Dans la grande vasque, se détachent des mosaïques de dauphins chevauchés par des enfants. Pendant que l’eau coule ni trop chaude ni trop froide, je lave mes dents avec Colgate blancheur extra devant le miroir du lavabo. C’est un bon moment pour moi car je peux entendre la musique déclenchée par un interrupteur à droite de la porte. Je choisis des programmes d’opéras. Quand le bassin est rempli, je descends dans l’eau. Je nage nu quelques brasses. Puis bras et jambes écartées, je me laisse flotter sur le dos, les oreilles plongées dans l’eau, je regarde le plafond peint en ciel de nuit rempli d’étoiles. Délices et repos. J’oublie ma tristesse. La porte n’a pas de clé, cela me dérange.
Un matin sans frapper une servante est entrée avec une pile de serviettes de bain qu’elle a déposées à côté des lavabos. Ce fut si rapide que je n’ai pas eu le temps d’être saisi. En réalité, je m’endormais dans l’eau tiède, mes paupières fermées, mon corps flottant comme une plante. Je la vis au moment où elle ressortait sans bruit, fermant la porte. Qu’avait-elle pensé ? Elle rapporterait au personnel des sous-sols que le jeune ami du fils des patrons se prélassait nu dans la piscine-baignoire.
Ils glousseraient, demanderaient des détails.
Pourquoi l’ambassadeur et sa femme me gardent-ils dans l’ambassade ? Je perds mon temps, je m’ennuie, le personnel s’adresse peu à moi et je ne comprends pas leur charabia.
Après quinze jours d’impatience, je résolus de quitter les lieux. Yagi ne me contactait pas, il se fichait de moi. Ses parents restaient vagues quant à la date de son retour, s’abritant derrière les décisions du grand-père maharadja. Yagi chassait le tigre, disaient-ils. Il adore cela. Et moi, pourquoi ne pense-t-il pas à moi enfermé dans cette ambassade à m’ennuyer du matin au soir. Je ne comptais pas pour lui. Le temps précieux de mes vacances à l’attendre en vain ! Zut et rezut !
J’avais observé que le garde devant la porte vers vingt heures gagnait une petite pièce du rez-de-chaussée pour échanger les consignes de la nuit avec un collègue le remplaçant.
Parfois les grilles restaient ouvertes quand la Rolls blanche aux coussins rouges attendait, devant le perron, les parents de Yagi invités à un concert ou une soirée de gala. L’ambassadrice toujours en retard retrouvait avec des cris d’oiseau son mari moustachu qui s’impatientait dans la voiture dont le moteur tournait.
***
Un soir, après le souper solitaire dans le petit bureau du rez-de-chaussée, je me cachai dans le buisson de rhododendrons qui bordait la pelouse. La grille d’entrée était grand ouverte. Le garde en faction avait gagné la cuisine pour se restaurer d’un poulet pikka massala. La Rolls blanche, phares allumés, portières ouvertes, et moteur en marche, attendait l’arrivée de ses maîtres. Le chauffeur debout au bas du perron, regardait sa montre puis levait la tête vers l’étage de la chambre encore éclairée de l’ambassadrice. Il me tournait le dos.
Je me glissai à quatre pattes à travers les rhodos, bondis hors du buisson et sprintai vers le boulevard.
J’étais libre. Je courais de toutes mes forces sur l’avenue. Personne ne me suivait, personne ne m’avait vu. A la première rue, je ralentis et poursuivis mon chemin marchant à grand pas. Ils ne remarqueraient mon absence qu’au retour de l’ambassadeur et de sa femme, ou au mieux le lendemain matin quand Migga constaterait ma disparition, le lit non défait, la chambre vide.
Le soir tombait.
Je n’avais pas laissé un mot d’explications. Ma mère n’aurait pas apprécié mon impolitesse.
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J’arrivai avenue de la Toison d’or, en nage, et m’assis sur un banc en face des cinémas Pathé qui projetaient des films comiques. Je reprenais mon souffle regardant les piétons nombreux au début de la nuit. Des jeunes en jeans et baskets mangeaient des frites ; leurs rires aigus montraient qu’ils avaient bu ou fumé des substances comme disait ma mère. Des femmes voilées avançaient à pas lents poussant des voiturettes d’enfants.
Ces passants qui se nourrissaient en marchant donnaient envie de manger quelque chose. J’avais un peu d’argent sur moi. Je me dirigeai vers un snack et commandai un sandwich au poulet curry avec une bière.
Je m’assis à une table libre. A la table voisine, une dame âgée et à ses pieds un bichon au collier rouge qui lui léchait les doigts.
Me voyant, elle dit : « Les chiens valent mieux que les humains. Boris ne m’a jamais déçue mais il devient vieux. »
J’acquiesçai. Je mangeai lentement mon sandwich, regardant devant moi, me posant la question s’il fallait rentrer à l’Ambassade ou réoccuper mon logement de Schaerbeek. Mais je n’avais pas d’argent.
– Vous avez des soucis ? dit la dame.
– Pas vraiment, répondis-je. Mais ma mère est morte et je suis seul dans la vie.
– Mon pauvre petit. Vous n’avez plus de famille ?
– Non.
– Où habitez-vous ?
– A Schaerbeek, près de la Place Meiser.
– Quartier bruyant, dit-elle.
Le bichon n’arrêtait pas de vouloir grimper sur ses genoux mais elle l’écartait maladroitement sans se soucier de chiffonner sa longue jupe noire.
Elle continua :
– Vous allez à l’école ?
– Naturellement. Mais ce sont les congés maintenant.
– Je parie, dit-elle, que vous êtes un bon élève.
Je restai silencieux.
Un monsieur aux cheveux gris coupés en brosse, nuque puissante, lunettes noires, arriva et s’assit lourdement à la table voisine. Il me dévisagea un instant, puis commanda un thé et des crêpes à la confiture, dépliant sur la table le journal Le Monde.
– Vous êtes élève dans un institut à Bruxelles ?
Elle poursuivait son interrogatoire.
– Je suis élève au Collège St Michel. Des Jésuites.
– Ah, dit-elle, mes deux fils y furent élèves mais ne purent suivre car le niveau est élevé et mes fils sont deux paresseux.
– Qu’ont-ils fait après leur départ de Saint Michel ?
– Ils ont choisi des études techniques. L’aîné est plombier et le second camionneur. Ils sont morts dans un accident, ils étaient dans la même voiture. C’était il y a deux ans.
– C’est terrible, dis-je.
Elle ne semblait pas émue.
A ce moment le monsieur aux cheveux gris prit la parole : « Toutes mes condoléances, Madame. Vous avez vécu une tragédie. Je remercie le Ciel de m’avoir épargné ce drâââme car j’ai des enfants et la mort d’un enfant est la plus grande douleur pour un père ou une mère. »
Je n’apercevais pas d’alliance à son doigt. Il me regarda de nouveau et j’évitai son regard. Il portait un costume bleu à lignes fines, une cravate bleu marine, une chemise blanche à manchettes. Son allure était soignée et ses souliers cirés brillaient.
Je ne comprenais pas pourquoi il s’adressait à la dame qui ne lui répondait pas.
Il me regarda et dit: « Jeune homme, vous êtes en vacances, je suppose ? »
Il mastiquait un dernier morceau de crêpe.
Pourquoi m’interrogeait-il à son tour?
Il continua : « Où habitez-vous ? »
– Oui, oui, je suis en congé. Près de la place Meiser.
Je terminai le sandwich au poulet et bus la bière et me levai.
– Puis-je vous accompagner, dit-il. J’ai achevé mon en-cas et comme j’ai un peu de temps, je puis vous ramener chez vous. Mon chauffeur attend avec la voiture sur l’avenue de la Toison d’Or. C’est à cinq minutes.
La dame toussota, me regardant avec insistance, et je vis dans ses yeux une lueur ironique. Nous voyant nous lever, le petit bichon s’arcboutait sur sa laisse pour s’en aller aussi.
– Je ne veux pas vous déranger, dis-je à l’homme.
– Mais non, mais non, je vois que vous êtes fatigué, dit-il. Ce sera plus facile pour vous. Il est tard, il est imprudent de sortir seul le soir.
Il ajusta une cape en loden vert et il me poussa devant lui. N’ayant personne qui m’attendait, je résolus de voir ce qui se passerait si je l’accompagnais. Il n’était pas question de lui parler de l’Ambassade de l’Inde.
Le chauffeur était un grand africain, aux yeux brillants, mince dans sa tenue de cuir noir boutonnée jusqu’au cou. Il souleva sa casquette quand il nous vit arriver. Il paraissait jeune. Une vingtaine d’années tout au plus. Il portait des gants jaunes. L’homme en cape de loden et moi, nous nous assîmes à l’arrière de la limousine, une voiture américaine, du genre Cadillac, couleur grise. Je n’avais jamais rencontré un véhicule aussi spacieux.
– Je me présente, je suis le baron de Bernardin, je suis écrivain, un romancier si vous voulez.
– Je lis peu, répondis-je. Quel genre de roman écrivez-vous ?
– J’essaie de diversifier ; chaque roman doit être différent des précédents. Il n’y a donc pas de genre. Ce sont des histoires réalistes et poétiques. Un mélange de tristesse, de rêve, de beauté.
Il toussa.
Dans la voiture qui démarrait, flottait un parfum discret semblable à l’odeur d’une rose. Un parfum ou un déodorant pour limousine
Remontant l’avenue Louise, nous arrivâmes à Uccle dans le joli quartier du Prince d’Orange. Après avoir franchi une courte allée, la voiture s’arrêta devant le perron d’une grosse villa des années trente où brillaient des lumières au rez-de-chaussée.
La nuit était tombée. Le chauffeur se hâta d’ouvrir la portière de son maître et moi je me débrouillai seul pour m’extraire de la profonde limousine.
– Venez, suivez-moi, dit l’écrivain, ma femme m’attend au salon. Vous mangerez bien quelque chose ?
A sa suite, j’entrai dans la villa. Un domestique en livrée apparut, tendant les bras vers le loden dont son maître se débarrassait.
– Préparez la chambre verte, ce jeune homme dormira ici cette nuit.
Il n’avait pas demandé mon avis.
De nombreuses statues le long des murs du hall, des déesses, des bustes d’empereurs romains, des athlètes nus, donnaient l’impression d’entrer dans un musée. Il poussa une haute porte. Le salon était vaste, orné d’une multitude de tableaux et de meubles. Le long d’un mur, un piano à queue. Sur le sol, des tapis d’orient s’étalaient avec des entrelacs fleuris et des dessins d’oiseaux ravissants.
Assise dans un fauteuil rouge près de la cheminée, une dame à chignon gris nous regardait venir ; à ses pieds, un caniche abricot se leva d’un bond, aboyant.
– Madeleine, je vous présente un jeune ami rencontré dans un snack de l’avenue de la Toison d’Or où il mangeait seul. Il n’a plus de famille, il est en vacances. Nous allons le loger cette nuit car il semble fatigué et a besoin de réconfort.
Je saisis la main que me tendait la femme de l’écrivain. Elle me regarda en souriant.
– Mon mari cherche des talents ; il vous a découvert. Soyez le bienvenu dans notre maison. Un petit souper nous attend. J’ai l’habitude. Mon mari rentre tard.
Et nous passâmes dans la salle à manger.
Après le souper léger, nous passâmes au salon et tandis que le baron tirait les lourds rideaux, je demandai la direction des toilettes qui étaient dans le hall au fond du couloir. Je n’hésitai pas longtemps. La porte donnant sur le jardin était grand-ouverte. Je sortis et m’enfonçai dans l’obscurité vers l’avenue éclairée par des réverbères à la lumière orange. Adieu baron, adieu baronne. Drôle de couple !
***
Je montai dans un tram et, après une demi-heure, je me retrouvai devant l’Ambassade de l’Inde où je fus bien obligé de sonner. Ma situation ne permettait pas la liberté. Je rentrais au bercail. Le domestique ouvrit la porte et je gagnai ma chambre à l’étage. Mon absence avait duré trois heures. L’ambassadeur et sa femme avaient-ils su que j’avais quitté les lieux ? Une heure plus tard, j’entendis l’ouverture des grilles, la Rolls blanche rentrait, le chauffeur, ses maîtres, je les voyais derrière mes rideaux, parlaient fort. Puis silence et nuit. Je m’enfonçai dans mon lit pensant au baron et à sa femme. Oui, drôle de couple.
Je préférais l’ambassade malgré l’ennui et l’absence de Yagi.
Le lendemain, à huit heures, Maggy frappa à la porte de ma chambre, l’entrouvrit, et dit passant la tête : « Madame veut vous voir. Habillez-vous vite. »
Je m’attendais à un sermon sur mon absence nocturne, révélée sans doute par la femme de chambre.
A mon grand étonnement, l’ambassadrice seule dans la salle à manger m’accueillit avec un sourire : « Daniel, grande nouvelle, Yagi rentre demain. Son avion venir à Zaventem à 18 heures. Je suis contente. Vous pourrez vous voir, vous parler, jouer in the garden, et excursionner. Le chauffeur conduira vous deux à la mer, au Zoute, si vous deux intéressés prendre bains de mer. »
Je n’avais pas oublié ma première expérience de nageur en Hollande à Zandvoort. Un désastre.
Cette nouvelle du retour de son fils me remplissait de joie. Finie la solitude.
Elle ne fit aucune remarque sur mon escapade. Sans doute, n’avait-elle pas été informée. Elle m’invita à m’asseoir, à déguster quelques toasts à la confiture d’orange que je puisais dans un ravier en cristal au moyen d’une cuillère d’argent à long manche.
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(à suivre)
Henri de Meeûs