PROTESTATION
(2ème partie du récit de Henri de Meeûs : voir Carnets janvier 2020)
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Ma mère s’acharna à allonger, élargir et nettoyer un costume que je ne mettais plus, qui me sembla étriqué. Je refusai de le porter et lui dis : « Non, il fait beau, je préfère la chemisette blanche et le short de toile beige, les sandales et les chaussettes rouges. »
Ma petite mère comprit que j’avais bon goût, qu’il était inutile de me déguiser sous prétexte d’une invitation chez les maharadjas.
Je pris un tram pour me rendre dans la belle avenue plantée de marronniers. L’ambassade de l’Inde était en retrait, cachée dans un parc protégé par de larges grilles et une porte de fer qui s’ouvrit après que j’eusse décliné mon identité dans le micro situé au-dessus du bouton de la sonnette. Une caméra au-dessus de la grille m’observait. La chevillette chut. Je me dirigeai vers le bâtiment large et haut, éclatant de blancheur, avec des colonnes, un escalier de marbre à gauche et à droite d’une vaste terrasse, où trois paons verdâtres, bleus, ocellés d’or, semblaient m’attendre perchés sur un banc de pierre.
A ma vue, un paon fit la roue, se tournant et se retournant avec un tremblement de longues plumes.
Une domestique en sari pourpre m’ouvrit la grande porte. Et derrière elle, Yagi, tout sourire, qui me prit par la main.
– Viens, je vais te présenter à mes parents.
Il portait un pantalon blanc et un polo rose échancré sur la poitrine.
Je pénétrai dans un grand salon aux murs recouverts de soies bleutées. Une baie vitrée permettait de voir la pelouse qui descendait vers un rideau d’arbres.
Sur les côtés du jardin, des buissons cachaient d’autres grilles.
Je vis devant la fenêtre, assis dans un canapé, le père et la mère de Yagi qui me regardaient en souriant. Le père, moustachu, mince, sec, tout en blanc, avec une veste longue, comme une redingote aux boutons en soie, fermée jusqu’au col, tandis que la mère, aux longs cheveux de jais ramenés en arrière et resserrés sur la nuque, était habillée d’un tailleur Chanel noir et blanc, une émeraude à chaque main et un fin collier d’or autour du cou.
Son fils lui ressemblait étonnamment.
– Comment t’appelles-tu, dit le père ?
Il devait connaître mon nom, Yagi n’ayant pu taire mon identité. Une ambassade ne s’ouvre pas devant quiconque.
– Je m’appelle Daniel Bayens, répondis-je, j’ai douze ans. Mon père est mort dans un bombardement.
L’ambassadeur parut intéressé. Mais la mère de Yagi lui coupa la parole et me présenta, posée sur une assiette, une tranche de gâteau aux fraises recouvertes de crème fraîche et une minuscule fourchette. Elle dit dans un mauvais français :
– Here, Daniel, mange toi le cake avant to play avec Yagi dans le parc de l’Embassy.
Je ne refusai pas. Yagi reçut un morceau de pâtisserie et nous nous installâmes sur la terrasse qui surplombait la grande pelouse. Un domestique habillé de mauve apporta sur un plateau des bouteilles de Coca, du thé, des limonades. Je choisis le thé darjeeling servi brûlant dans une tasse minuscule.
– Les Darjeeling teas font partie des thés les plus prestigieux au monde. Leurs saveurs et leurs parfums varient d'une récolte et d'un jardin à l'autre. La plus belle récolte est celle du printemps, dont les thés sont surnommés les "Champagnes du thé", dit l’ambassadeur qui nous observait.
– Ne te brûle pas, dit Yagi.
Le parc était vaste. Derrière les arbres, je voyais d’autres pelouses avec des fleurs et des fontaines.
– C’est la roseraie de ma mère, dit Yagi. Elle adore les fleurs. Un jardinier s’en
occupe du matin au soir et ma mère coupe les roses à la fin de l’après-midi.
On verra cela tantôt, dit-il la bouche pleine avec sur les lèvres un peu de crème fraîche que sa langue n’avait pas effacée.
J’étais content d’être avec lui. Le ciel était bleu sans nuage et l’air doux. J‘entendais des oiseaux se chamailler dans un tilleul odorant.
– C’est agréable ici, dis-je.
– Tu pourras revenir quand tu le voudras. Mes parents t’apprécient, je le sens.
– Volontiers. Mais ma mère ne veut pas que je t’invite chez moi.
– Pourquoi ? dit-il.
– Nous vivons dans un appartement minuscule. La mort de mon père quand je n’étais pas encore né fut un malheur pour ma mère.
– Je comprends, dit Yagi, et il me prit la main d’un geste rapide.
Je restai jusqu’au soir à l’Ambassade. Nous parcourûmes les allées, le jardin et la roseraie à bicyclette, puis nous nous déchaussâmes pour tremper dans la fontaine nos pieds et nos jambes jusqu’aux mollets, sensation délicieuse dans la douce chaleur de cette fin d’après-midi. Je remarquai ses jambes brunes à côté des miennes blanches comme des tiges de poireau. Nos doigts de pied se touchèrent. De grosses carpes Koï japonaises, de couleur grise, bleutée, rouge et blanche avec des taches oranges, frôlaient nos orteils.
Nous rentrâmes. Un film nous attendait, projeté dans une salle au sous-sol. La mère de Yagi nous fit asseoir dans des fauteuils profonds. Le film avait pour titre « Beautiful lady ». Une aventure sentimentale sous-titrée en français entre un Indien et une Anglaise au Bengale, avec des scènes d’amour bavardes et des charges de cavalerie dans de superbes paysages. Je ne pus m’empêcher de bâiller quand la lumière éclaira la petite salle de projection.
Je demandai la permission de rentrer chez moi. Il était vingt et une heures. Il ne fallait pas faire attendre ma mère. Ce fut la Rolls de l’Ambassade pilotée par un chauffeur à turban qui me reconduisit.
Yagi avait voulu me raccompagner. Au moment de l’au-revoir, il garda ma main dans la sienne quelques instants.
A lundi, au collège, dit-il. Je suis heureux de te connaître.
Je rentrai dans l’immeuble où ma mère m’attendait.
– Ton visage est comme un soleil, me dit-elle.
Elle me posa mille questions auxquelles je répondis à peine. Prétextant la fatigue, je dis : « Je vais me coucher, nous parlerons de cela demain. Bisous ! »
Je m’enfouis dans mon lit sous la couverture jaune et me tournai vers le mur pour ne plus la voir, rejoignant en esprit Yagi, sa mère en tailleur Chanel et les carpes Koï.
***
Yagi et moi nous terminâmes la dernière année des classes primaires aux meilleures places, moi le premier et lui le second. Nous n’étions pas jaloux l’un de l’autre. Les professeurs nous estimaient et nous citaient en exemple ce qui faisait ricaner certains. Ma mère était fière de mes succès scolaires et j’imagine qu’il en était de même pour les parents de mon ami. Les grandes vacances commençaient.
Ma mère n’avait pas l’argent pour m’envoyer à la mer ou me faire voyager. Je ne disais cela à personne, même pas à Yagi qui m’annonça qu’il partirait le premier juillet en Inde chez ses grands-parents paternels dans un palais situé le long d’un fleuve. Il me montra les photos des remparts, des salles d’apparat, le trône, les serviteurs, et même l’enclos des éléphants pour la chasse au tigre avec les bâches de cuir et les nacelles où s’installent les chasseurs.
– Les tigres sont nombreux dans cette province, me dit Yagi. C’est une chasse très excitante.
Je n’en doutais pas. Mes chasses à moi se réduisaient aux mouches qui s’égaraient dans notre minuscule appartement.
Durant le congé, je fus odieux avec ma mère. Ne supportant pas d’être enfermé seul à Schaerbeek dans l’immeuble sombre, – ma mère à son travail en ville toute la journée –, je me promenais dans le quartier, regardant les trottoirs qui s’allongeaient devant moi, un œil sur les vitrines, mais sans argent, n’entrant pas dans les magasins sauf celui de la pâtisserie pour acheter des lacets de réglisse ou des lards roses et blancs, pas chers, que ma langue savourait, ma seule consolation. Mon ami était parti. Je prenais un tram, je passais devant l’ambassade de l’Inde devant laquelle un policier belge montait la garde.
Je regardais les grilles, les arbres, essayant de distinguer le bâtiment blanc au travers des feuillages. Parfois, j’entendais le cri des paons qui s’interpellaient Léon, Léon. Quels drôles d’animaux si beaux et si bêtes comme les stupides snobs que je rencontrerai plus tard.
Yagi ne se doute pas de la solitude où je suis plongé durant ces vacances au soleil à Bruxelles. Mes pensées vont vers lui, n’ayant pas d’autres amis, mes compagnons de classe ne s’intéressent pas à moi, ils sont avec leurs parents en voyage dans les hôtels ou des campings, sur des plages ou en montagne. Personne ne sait que je n’ai jamais vu la mer, que mes oreilles n’ont pas encore entendu le bruit des vagues ni le cri des mouettes rasant les flots. Pauvre de moi, oui pauvre est le mot exact, ma pauvreté m’enferme dans un cercle qui m’empêche de bouger, qui me lie à ma mère de qui je dépends entièrement car elle me nourrit, me vêt et paye mes études.
Ma pauvre petite mère très fatiguée qui ne prend pas l’air, trop occupée par son travail, (j’ignore lequel et où elle l’effectue). Elle ne m’a jamais parlé de sa profession. Je commence à penser qu’elle est la domestique d’une famille bourgeoise ou la serveuse dans un restaurant car je vois qu’elle rapporte régulièrement des tabliers blancs souillés qu’elle introduit dans la machine à lessiver en même temps que mes sous-vêtements. Est-elle honteuse d’avouer ce qu’elle fait pour gagner sa vie et qui attriste son visage fatigué, de plus en plus fatigué, quand je la regarde le soir et que devant moi, elle mange en silence des pâtes recouvertes de sauce tomate, plat qu’elle sait que j’aime, et qui n’est pas cher ?
Parfois, mes lèvres sont barbouillées de la délicieuse sauce rouge car ma mère est une bonne cuisinière, et elle dit : « Chéri, tes lèvres sont rouges comme celles d’un clown, tu pourras travailler dans un cirque. » Cette réflexion tant de fois entendue ne me faisait plus rire.
J’essuyais ma bouche dans la serviette et je continuais à manger sans rien dire.
A midi, durant mes congés, pour mon déjeuner solitaire, je beurre deux ou trois tartines et les recouvre d’une tranche de fromage de Hollande. Boisson ? De l’eau du robinet. Je mange chaud le soir vers dix-neuf heures quand ma mère rentre avec quelques provisions achetées chez Nopri. Elle dit : « Tu as passé une bonne journée ? ». Je réponds: « Oui, oui » sans entrain, car je m’étais ennuyé toute la journée à marcher dans les rues ou dans les chemins empierrés du parc de Woluwe où je me repose assis sur un banc de bois et contemple tout le vert des arbres, des pelouses, la beauté des étangs, et sur l’eau les poules d’eau, les canards colverts, les cygnes blancs, les cygnes noirs, et les oies bernache couleur de sable.
Mais cette beauté, ce calme et la grande étendue du ciel bleu qui surplombe le paysage, me rendent plus triste encore.
Je regardais les couples d’amoureux qui marchaient enlacés, main dans la main.
Un jour, je vis un gros monsieur bedonnant serrer étroitement, ventre contre ventre, une mince jeune femme. Ils s’embrassaient bouche à bouche. Je trouvais incroyable qu’une jolie dame se laissât entreprendre par un bonhomme plus âgé qu’elle d’au moins trente ans. Cela me dégoûtait. C’est cela l’amour, pensais-je. Mais pour moi, l’amour était en Inde où j’aurais voulu y passer au moins une semaine de vacances.
Je rentrais en nage d’avoir tant marché, j’avais soif, je sortais du frigo une bouteille de Spa reine et je buvais à même la bouteille en me regardant dans la glace au-dessus du lavabo. J’admirais les gouttes de sueur qui glissaient nombreuses de mon front vers les ailes de mon nez, touchant mes lèvres. Ma langue goûtait le sel de ma sueur, puis je passais sur mon visage et mes bras un gant de toilette mouillé d’eau froide pour me rafraîchir. J’allumais le poste de radio, j’écoutais des chansons, je m’allongeais torse nu sur mon lit avec une bande dessinée et je finissais par m’endormir. Ma mère me trouvait dormant quand elle rentrait. Je n’osais pas lui dire que je m’étais ennuyé mais elle le voyait à mon visage fermé, peu aimable – c’est à peine si j’appuyais ma bouche sur sa joue pour la saluer –, et je ne faisais rien pour l’aider dans la préparation du repas ou le service de la table car j’étais fâché de n’être pas récompensé pour ma première place à l’école. Je savais que nous étions pauvres, mais je refusais d’être pauvre depuis l’invitation à l’ambassade de l’Inde où tout m’avait ébloui : la Rolls-Royce, les serviteurs nombreux, les trois paons sur le perron, la roseraie, l’élégance de la mère de Yagi, son sourire magnifique, les émeraudes à ses doigts, la moustache brune de l’ambassadeur grand et mince.
« Il joue au polo », m’avait dit Yagi.
Ma tristesse grandissait d’avoir vu la richesse et le bonheur, et d’en être privé, moi le Daniel sans père tué dans un bombardement, et collé à une mère qui s’épuisait à des tâches quotidiennes qui ne la rendaient pas heureuse. J’aurais voulu l’aider et je ne savais pas comment. D’autre part ma colère m’empêchait de lui rendre des services minuscules comme celui de dresser la table ou de faire la vaisselle. J’avais répondu sèchement : « Ce sont mes vacances ». Quand elle m’avait demandé de compter le linge, j’étais resté sur le lit bras étendus et yeux fermés. Elle n’avait rien dit. Elle faisait mine de ne pas remarquer ma mauvaise humeur. Je n’étais pas fier de moi.
***
Trois jours après le début des vacances, elle me dit brusquement : « J’ai pris un congé de huit jours, nous irons en Hollande nous reposer, nous verrons la plage et la mer, nous irons en train, j’ai réservé une chambre au Zuiderbad, un hôtel familial à Zandvoorde non loin d’Amsterdam. » Je fus étonné car nous n’en avions jamais parlé. Voyager avec ma mère n’était pas une récompense car je souhaitais rencontrer de nouvelles personnes, avoir des amis intéressants, mais j’eus pitié d’elle dont le visage se crispait d’une grimace quand je la regardai. Je l’embrassai.
– Quand partons-nous ? dis-je.
– Dans deux jours, répondit-elle. Un train pour Amsterdam quitte la gare du Nord à 9 heures vingt-cinq. Je ferai les bagages ce soir. Il faudra que tu achètes demain à l’Innovation un slip de bain pour nager dans la mer et une crème solaire de puissance 9 pour nous protéger des coups de soleil. Tu es content ? Tu vois que je ne t’oublie pas, tu mérites un voyage pour avoir bien travaillé.
J’étais satisfait de ne plus rester dans cette chambre alors qu’il faisait chaud durant ce mois d’été. Difficile d’aérer malgré la fenêtre ouverte jour et nuit car ma mère ne voulait pas ouvrir la porte donnant sur le palier de crainte que des voisins nous aperçoivent ou nous entendent. Je m’approchai d’elle et je dis : « Je te remercie, je suis content de ce voyage et de voir la mer. C’est une bonne idée. Je te demande pardon de n’être pas plus gentil depuis le début du congé, mais seul je m’ennuie. »
– Je sais, répondit-elle. Cela nous fera du bien.
***
Le train s’ébranla à neuf heures trente, nous étions assis ma mère et moi face à face en seconde classe. A mes côtés, un gros monsieur qui soufflait d’avoir trop chaud, ôtait veste et cravate et en bras de chemise, ouvrit très grandes les feuilles du Soir qu’il effeuilla page après page en poussant des soupirs. Il m’écrasait un peu de sa masse. Ce n’était pas agréable.
Assise près de ma mère, une jeune fille blonde, maigre, portant des tresses et des lunettes, en uniforme bleu marine et chemisier blanc d’élève d’une école catholique. Contre sa hanche, une serviette de cuir pour ses livres de classe de fin d’études sans doute. Elle avait des boutons d’acné sur le front et le nez et me regardait de temps en temps. Je portais un short de toile beige. Mes jambes longues et nues et mes pieds dans des sandales semblaient l’intéresser.
Le trajet dura trois heures avec des arrêts. Enfin, nous débarquâmes dans la gare d’Amsterdam, et nous prîmes un autre ticket pour la gare de Zandvoorde située à vingt minutes d’Amsterdam, au bord de la mer.
Aussitôt sortis de la gare de Zandvoorde, nous vîmes la vaste étendue de mer en dessous des digues. La première chose qui me frappa fut le vent frais qui soufflait avec force sur nous. La plage immense et la mer à perte de vue m’impressionnèrent si fort qu’ému par tant de beauté, j’avais de la peine à reprendre souffle. Partout des drapeaux de toutes les couleurs agités par le vent.
La plage était occupée par les vacanciers, les parasols, les lits de plage et les transatlantiques. D’innombrables enfants accompagnaient leurs parents.
Je voyais des chiens courir vers les baigneurs puis revenir ventre à terre vers leurs maîtres qui les rappelaient.
Ma mère me dit : « Allons d’abord nous installer à l’hôtel où j’ai réservé deux chambres. Nous nous promènerons ensuite. »
Nous parcourûmes deux cents mètres suivant les indications d’une femme qui comprenait le français et nous vîmes, perché au-dessus de la dune face à la mer, un petit hôtel aux murs blancs, au toit de tuiles rouges, avec une terrasse et des parasols sous lesquels des clients causaient en buvant du café.
– C’est sympa, ici, dis-je.
Ma mère souriait. Elle semblait heureuse. Nous entrâmes dans le petit hôtel où un grand jeune homme aux cheveux blonds bouclés nous accueillit.
– Mevrouw Bayens ? dit-il.
– Ja, répondit ma mère.
Saisissant les deux valises, il nous conduisit par un petit escalier recouvert d’un tapis plain au second étage. Il ouvrit les portes de deux étroites chambres à un lit avec vue sur la mer. Ma mère avait bien fait de ne pas m’obliger à dormir dans sa chambre.
– Quelle chambre veux-tu ? dit ma mère.
– Je choisis la chambre de droite, dis-je.
Me penchant à la fenêtre ouverte, je vis un chemin de sable qui descendait de l’hôtel à la plage où il y avait beaucoup de monde. Dans la rue le long de l’hôtel, les voitures occupaient tous les parkings. Les Hollandais prenaient des vacances comme les Belges.
Il était seize heures quand nous descendîmes, ma mère en jupe rouge légère qui s’arrêtait aux genoux, le buste pris dans un corsage bleu marine de la marque Polo inscrite au-dessus du sein gauche. Elle voulut me donner la main mais je la repoussai. Je n’étais plus un bébé. J’étais un premier de classe. A moi l’espace, les nuages et le vent. A moi l’horizon sans limite, la ligne grise de la mer que le ciel rejoignait, à moi les vagues innombrables, à moi le fracas des flots s’échouant sur le sable.
Même si l’après-midi était avancée, ma mère loua deux transatlantiques qu’elle fit placer en première ligne face à la mer qui montait. Elle paya le préposé et dit tout bas : « C’est cher. »
Ensuite nous nous assîmes, regardant les flots mousseux qui s’approchaient de nous. Elle me dit « Si tu veux te baigner, n’hésite pas. Je garderai tes affaires. »
Je ne me fis pas le dire deux fois, ôtai ma chemisette et mon short sous lequel j’avais revêtu le slip de bain jaune acheté la veille à l’Innovation, et courageusement, à pas lents, je me dirigeai vers les premières vagues, croisant des bambins occupés avec leur mère et leur père à barboter dans des mares d’eau stagnante. De nombreux baigneurs s’amusaient sur les vingt premiers mètres de la marée montante. Plus loin quelques téméraires se lançaient dans les flots sans plus avoir pied. Ne sachant pas nager, je me contentai de progresser jusqu’à ce que l’eau froide atteignît le nombril. Puis debout, écartant les bras, je pliai les genoux pour sentir l’eau fraîche recouvrir mon dos jusqu’aux épaules, ce qui me fit pousser un gémissement.
Je n’avais jamais expérimenté les plaisirs de la plage ni les sensations sous la plante des pieds, un peu effrayantes, celle de coquillages invisibles dans le sable, la peur des crabes et des méduses dans l’eau rendue opaque par la force des vagues qui remuaient le sable. La mer devenait une soupe verte et sale.
Me retournant, je vis ma mère dressée bien droite dans son fauteuil, elle me faisait un signe du bras comme pour m’encourager. Elle m’observait. Si j’avais eu un malaise, si j’étais emporté par une lame puissante, elle qui ne savait pas nager, n’aurait pu que se dresser debout et hurler en français Au secours, au secours, mon fils se noie, en agitant une main dans la direction où ma tête aurait disparu entre deux vagues. Ma pauvre mère grimaçante devait être inquiète mais elle voulait aussi que je trouve à Zandvoorde un dérivatif, une distraction, une récompense et le bon air après des mois de confinement dans la chambre de Schaerbeek.
Je marchais dans l’eau froide. Des garçons rieurs se poursuivaient en criant, me dépassant, bruns de peau, tandis que moi, le pâlot, le légume des villes, je faisais semblant de nager, avançant accroupi, imitant la brasse. Mes amis, si vous m’aviez vu ! Mais personne ne me regardait. J’essayai pour la frime de garder le menton au ras de l’eau face aux vagues jusqu’au moment où une vague inattendue, plus haute, orgueilleuse, méchante, me submergea, me renversa tête en arrière, avec l’eau que j’avalais par le nez et la bouche, dans la vaine tentative de me redresser car chaque fois que j’essayais de me relever, une vague plus haute de la marée montante me recouchait sur le sable. Je voulus crier mais ce fut pire car je commençais à étouffer dans mes étranglements. Tout à coup, une main me saisit le bras et me tira en arrière. C’était un grand garçon revêtu du maillot orange des sauveteurs qui avait vu ma détresse et qui, en quelques bonds – nous étions à quinze mètre du rivage-, me tira d’affaire. Il me ramena dans ses bras. Ma mère, qui s’était avancée dans la mer avec de l’eau jusqu’aux cuisses, hurlait debout face au vent, la jupe rouge plaquée sur les jambes. Elle courut vers le saint Christophe qui lui avait sauvé son bébé.
Ils m’étendirent le dos sur le sable. Quelques personnes s’étaient approchées, parlant une langue incompréhensible tandis que je crachais, toussais, pleurais, honteux et confus, frissonnant, claquant des dents. Mon sauveteur m’emballa dans une couverture et me porta à la force des bras, en compagnie de la sprinteuse maternelle, vers le Zuiderbad. Je dus m’asseoir dans la salle à manger où un thé chaud me fut servi pour reprendre mes esprits. Voulant me sécher, ma mère me demanda d’ôter le slip de bain de l’Innovation. Emballé dans la couverture, je refusai. Il n’en était pas question. J’avais ma pudeur devant les quelques clients auprès de ma mère en pleurs qui leur racontait en français les malheurs de sa vie. J’étais son seul fils, douze ans, un brillant élément, son mari mon père était mort dans un bombardement durant la guerre, elle avait été bien malheureuse. Je restai silencieux conscient d’être celui qui lui avait gâché le plaisir de la première après-midi.
Ma mère décida que je resterais au lit jusqu’au lendemain, qu’on apporterait le repas du soir dans ma chambre, qu’il fallait me réchauffer et digérer les litres d’eau que, pensait-elle, j’avais ingurgités durant ma noyade.
Je m’étais endormi après le souper qui me fut servi au lit. Ma mère avait tiré les rideaux. Le soleil se couchait sur la mer. Elle voulait que je dorme.
Je fus réveillé en pleine nuit par des coups frappés à la porte. Quelqu’un entrait. La lumière de la chambre allumée, je me dressai, assis dans le lit, les yeux à moitié fermés, éblouis par la lampe du plafond.
C’était le jeune homme de l’accueil qui me cria : « Votre mère malade, venir vite ! ». Je sortis du lit. En pyjama et le cœur battant, je gagnai la chambre voisine, où deux personnes se tenaient debout près du lit de ma mère couchée, les paupières closes, très pâle, cernes noirs, les bras allongés le long du corps.
– Qu’a-t-elle, dis-je ?
– Maman pas bien, dit le garçon de l’hôtel. Docteur est là.
Je voyais que les deux hommes debout restaient silencieux, sans mouvement. Ils observaient ma mère du haut de leur taille imposante de Hollandais et je ne comprenais pas ce qui n’allait pas. Le teint livide de ma mère, ses paupières de plus en plus noires, sa respiration inaudible, m’inquiétaient. Je pris sa main. Elle était froide.
– Ta maman est morte, dit le grand type. Tout fini. Nous donner piqure pour le cœur. Trop tard. Cœur cassé. Kapot. Infar, tu comprends ?
Et ils quittèrent la chambre me laissant seul face au corps de ma mère dont les yeux avaient été fermés par le garçon de l’accueil.
***
J’étais en Hollande avec le cadavre d’une mère, dans un hôtel inconnu, sans argent, ne connaissant personne ici, et sans famille en Belgique. L’hôtelier me permit de rester gratuitement à l’hôtel huit jours, le temps pour l’ambassade de Belgique à La Haye avertie par lui, de désigner une entreprise des pompes funèbres.
Durant la semaine, j’adressai un télégramme à l’Ambassade de l’Inde à Bruxelles, destiné à Yagi pour signaler mon malheur. A qui d’autre confier mon désastre ?
J’accompagnai le cercueil de bois clair sans croix ni ornements porté par les hommes des Funérailles Pasteels jusqu’à la petite église protestante à cinquante mètres du Zuiderbad. Le pasteur en clergyman accueillit le corps de ma mère sans poser de questions. L’ambassade de Belgique supportait tous les frais.
Dans le temple, pour écouter la prière du pasteur, il y avait l’hôtelier, un employé de l’Ambassade, et moi. Le cercueil fut béni et transporté jusqu’au trou profond creusé au coin du cimetière protégé du sable des dunes par un mur de briques rouges. L’employé de l’ambassade de Belgique me tendit une rose blanche à jeter dans le trou.
Trou, trou, trou, je ne pleurais pas. Voilà, c’était fini. La sprinteuse ne courait plus. Les accompagnateurs me serrèrent la main avec des mines attristées, et je repris le chemin de l’hôtel. Pas de nouvelles de Yagi. Toujours en vacances sans doute. On me donna de l’argent pour le voyage du retour muni des deux valises, celle de ma mère et la mienne. L’Ambassade avait conseillé : « Rentrez à Schaerbeek, la Commune s’occupera de vous, elle est avertie. »
L’hôtelier me déconseilla de rentrer déjà à Schaerbeek pour me retrouver seul dans l’appartement minuscule alors que la rentrée au collège saint Michel était fixée dans trois semaines. Il me dit qu’une cousine à lui, demoiselle âgée de soixante ans, émue par ce qui m’était tombé dessus, m’invitait à passer la semaine chez elle dans sa maison du centre de Zandvoorde. Elle s’occuperait de moi, j’aurais une chambre, un vélo pour des excursions, et tous mes repas, sans devoir rien payer. Il me conseilla vivement d’accepter et me dit que si cela ne me plaisait pas, je pourrais rentrer à Bruxelles à condition de l’avertir car il devait informer l’Ambassade de Belgique à La Haye sur mes intentions durant le mois d’août, et la date de mon retour à Schaerbeek. J’acceptai l’offre de l’hôtelier.
Mademoiselle Lievens Denoot, longue femme maigre à cheveux gris, aux yeux très bleus, au teint pâle, au nez long, à la bouche petite, parlait très bien le français ayant étudié durant ses humanités latin-grec à l’Institut pour jeunes filles du Berlaymont, aux environs de Bruxelles.
Sa mère française, une baronne, avait épousé par amour un sportif hollandais, roux de poils et de barbe, et champion de concours hippique.
Le couple avait habité vingt années en Frise un domaine réputé pour son haras et les cours d’équitation.
Anna Lievens, intelligente et cultivée, adorait les chevaux. Son père avait interdit toute participation comme cavalière dans un concours hippique car, disait-il, dans ce milieu, les jeunes se méconduisent. Il citait souvent l’histoire de deux jeunes qu’il avait surpris dans la paille d’un box d’écurie, et qu’il avait dû expulser du haras.
L’hôtelier m’accompagna jusqu’à la maison blanche, de trois étages, rue Peterman située en face du temple protestant de Zandvoorde.
Coup de sonnette. La porte s’ouvrit. Mademoiselle Lievens Denoot m’ouvrit les bras, me serra contre elle, et me fit entrer avec ma valise tandis que l’hôtelier, refusant de boire une tasse de café, retournait à son travail.
Anna, (je l’appellerai Anna), m’aida à ôter mon anorak, et prenant le bagage, me précéda dans l’escalier jusqu’au palier du deuxième étage, où elle ouvrit une porte : ma chambre avec un grand lit recouvert d’un tissu jaune, un lavabo d’eau chaude et froide, une armoire pour ranger mes quelques vêtements, un petit fauteuil, une table face à la fenêtre. Devant celle-ci, les toitures en tuiles rouges des voisins. Aux murs des photos encadrées de chevaux. « Tu vois Daniel, ce sont les chevaux de mon père. J’adôôôôrais les chevaux. Et sur cette photo plus petite, tu vois mes parents avec Gladys, la jument blanche qui gagna le grand concours hippique de Rotterdam. Mon père la montait. J’ai dans la cave une pièce où sont remisés tous les trophées sportifs de mon père. Oui, mon papa est le grand barbu assis sur Gladys. »
Je ne disais rien, j’avais peur des chevaux sur lesquels je n’avais jamais eu l’occasion de poser mes fesses.
***
(à suivre)