Lire Philippe Muray, c’est recevoir beaucoup, du très bon jusqu’au médiocre. Il faut trier. Ici, je choisis quelques commentaires pris dans le 3e tome de son Journal intime Ultima Necat. Ces textes choisis furent écrits en 1989.
« Le lynchage comme pratique perpétuelle, comme vice profond constitutif des Américains. La délirante campagne anti-tabac aux Etats-Unis est une forme de lynchage soft. (p. 11)
« La peur de l’intelligence comme passion humaine la plus répandue, la plus exacerbée. Sinon, comment expliquer le succès de romans imbéciles, écrits par des imbéciles, et qui ne font plaisir à personne ? Ils sont lus contre d’autres livres où règne quelque chose que chacun sait irréfutable et souverain, mais dont chacun a intérêt à retarder autant que possible le triomphe humiliant. Restons entre nous.
Il n’existe pas, dans l’histoire de la littérature, de grand écrivain bête (une exception : Hugo).
Il ne doit y avoir de grand écrivain intelligent que mort (Proust).
Ou mort et minimisé quant à son intelligence (Balzac). » (p. 17)
« Tirade de la grand-mère de George Sand qui avait épousé à trente ans, un type qui en avait soixante-deux :
« Est-ce qu’on était jamais vieux en ce temps-là ! C’est la Révolution qui a amené la vieillesse dans le monde. Votre grand-père, ma fille, a été beau, élégant, soigné, parfumé, enjoué, aimable, affectueux et d’une humeur égale jusqu’à l’heure de sa mort. On savait vivre et mourir alors ; on n’avait pas d’infirmités importunes.
Si on avait la goutte, on marchait encore et sans faire la grimace ; on se cachait de souffrir par bonne éducation. On n’avait pas de ces préoccupations d’affaires qui gâtent l’intérieur et rendent l’esprit épais. On savait se ruiner sans qu’il y parût, comme de beaux joueurs qui perdent sans montrer d’inquiétude et de dépit. On se serait fait porter demi-mort à une partie de chasse. On trouvait qu’il valait mieux mourir au bal ou à la comédie que dans son lit entre quatre cierges et de vilains hommes noirs. On était philosophe ; on ne jouait pas à l’austérité ; on l’avait parfois sans en faire montre. Quand on était sage, c’était par goût, et sans faire le pédant ou la prude. On jouissait de la vie, et quand l’heure était venue, on ne cherchait pas à dégoûter les autres de vivre. Le dernier adieu de mon vieux mari fut de m’engager à lui survivre longtemps et à me faire une vie heureuse. » (p. 21-22)
« Comme tout pouvoir, celui des femmes se démontre par l’absurde. En l’occurrence par l’enfant. » (p. 22)
« Sollers croit à un complot autour de la mort de Balzac (p. 77 de Carnet de nuit). Moi je pense qu’il est mort parce qu’il a découvert l’impossibilité d’écrire en étant marié. C’est cette révélation qui l’a tué. » (p. 25)
« Le furoncle des adolescents : la vie s’annonce par le pus. » (p. 27)
« Le Tartuffe progressiste est une idée neuve en Europe.
1989 : Tartuffe dans le charity-business comme un poisson dans l’eau. Enfin !
Le mariage de la Vertu et de la Terreur, de la Mort et de la Morale, c’est 1789-1793. Depuis cette époque, Tartuffe est vraiment opérationnel. Tartuffe manipulateur, conscient ou pas, de la machine à culpabiliser. Comme tel, il est là aussi pour empêcher que la culpabilité soit mise en scène, mise à distance, éliminée (littérature, art). Il est celui qui fait céder les autres sur leur désir propre. Il est la conscience morale communautaire en soi. » (p. 28-29)
« Parmi les innombrables résidus de la barbarie humaine originelle auxquels on s’expose sans défense si on procrée, il y a ceci : que ceux qui ont plusieurs enfants n’ont pas le droit d’en préférer un au détriment des autres. Ils se privent du droit humain élémentaire de choisir. Eventuellement, ils sont même contraints de vivre avec des êtres dont ils deviendraient peut-être des ennemis, ou qui les laisseraient indifférents, s’ils n’étaient pas leurs enfants. (p. 30)
Si on a été vraiment aimé par sa mère, on n’a pas besoin de faire des enfants, on n’y pense même pas, ça ne peut pas venir à l’esprit. » (p. 31)
« Gauguin en 1896 : « A quoi suis-je arrivé ? A une défaite complète.
Des ennemis et c’est tout, la guigne me poursuivant sans trêve (…) plus je vais, plus je descends ; (…) beaucoup de gens trouvent toujours protection parce qu’on les sait faibles et qu’ils savent demander. Jamais personne ne m’a protégé parce qu’on me croit fort et que j’ai été trop fier (…) Je ne suis rien, sinon un raté. » (p. 38)
« Il y a en effet deux espèces, deux catégories : ceux pour qui il n’existe rien après le désenchantement, et ceux pour qui tout commence. Toute mon entreprise est de faire sentir la richesse et la joie de l’au-delà du désenchantement. » (p. 41)
Muray cite une célèbre lettre ouverte de Flaubert datée de 1872 adressée au conseil municipal de Rouen :
Conservateurs qui ne conservez rien,
Il serait temps de marcher dans une autre voie – et puisqu’on parle de régénération, de décentralisation, changez d’esprit ! Ayez à la fin quelque initiative !
La noblesse française s’est perdue pour avoir eu, pendant deux siècles, les sentiments d’une valetaille. La fin de la bourgeoisie commence parce qu’elle a ceux de la populace. Je ne vois pas qu’elle lise d’autres journaux, qu’elle se régale d’une musique différente, qu’elle ait des plaisirs plus relevés. (…) Pour être respecté par ce qui est au-dessous, respectez donc ce qui est au-dessus. (…) Classes éclairées, éclairez-vous ! (…)
A cause du mépris pour l’intelligence, vous vous croyez pleins de bon sens, positifs, pratiques ! Mais on n‘est véritablement pratique qu’à la condition d’être un peu plus… Vous ne jouiriez pas de tous les bienfaits de l’industrie si vos pères du XVIIIe siècle n’avaient eu pour idéal que l’utilité matérielle. » (p. 74-75)
(Extraits de Ultima Necat, tome 3, Journal intime 1989-1991 de Philippe Muray, Editions Les Belles Lettres, octobre 2019)
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Acheter un nouvel ordinateur est devenu une aventure périlleuse. Faire migrer tout le contenu de l’ancien PC vers le nouveau suscite stress, anxiété, énervement. Ne rien perdre, tel est le mot d’ordre. Gare aux erreurs ! Chaque ordinateur a sa vie propre, sa manière d’organiser, de classer, de montrer. Il faut avoir les nerfs solides, ne pas montrer sa crainte ni sa rage. Génération connectée et maudite, manipulant des outils diaboliques qui la piègent. Regarder ces pauvres zombies, hommes, femmes, marcher dans la rue en pianotant frénétiquement leur appareil gsm ou autre tablette, IPAD, IPOD, à la recherche de l’amour qu’ils ne trouveront pas.
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Mon chien est tellement beau que partout où elle passe, on agite les palmes, on entonne les chants d’amour, on s’approche à genoux face à un être divin, sorti du paradis pour m’accompagner.
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Le chien est un ange gardien visible. C’est l’invisible qui le tient en laisse. J’ai vu parfois des ailes aux plumes bleutées sur les flancs de mon lévrier.
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Le pur amour et la Joie sont les sentiments les plus élevés que l’être humain puisse connaître dans sa vie. Les plaisirs du sexe ne donnent pas la joie. Ils finissent par détruire l’amour. Montherlant avait raison d’écrire ; « Tout ce qui est atteint, est détruit. »
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Ne jamais oublier que nous sommes en Dieu, que tout est en Lui, que nous n’existons que par son bon vouloir, son amour, sa puissance.
Que votre volonté soit faite ! Fiat !
Ne pas oublier de Le remercier pour son aide infatigable. Et ne pas nous jeter dans l’ordure alors que nous sommes des êtres sacrés, même s’Il nous pardonnera en bout de course. Mais ne Le lassons pas.
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C’est lors des partages dans une succession qu’on s’aperçoit de l’existence ou de l’inexistence de l’amour au sein d’une famille. Que de bonnes et de mauvaises surprises. Rompre avec ceux qui sont malhonnêtes ou toxiques.
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La vieillesse permet de connaître des joies délicates, exquises, données par le pur amour.
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Il faut apprendre vite à se forger une armure pour ne pas être blessé par ce qui vous humilie. Ne pas répondre à ceux qui vous meurtrissent. S’en éloigner suffira.
Tout est vanité, oui, on vit dans la bataille des vanités. Cela finit par un massacre général. Mieux vaut lutter et rompre le combat. Lutter jusqu’à la mort pour sauver sa vanité est une erreur. Ne jamais oublier que chaque être, sauf exceptions, cherche d’abord à sauver ses intérêts, ou celui de ses jeunes. Derrière les beaux sourires, les calculs et l’argent.
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Si loin
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Feu de joie, cadeau de Dieu
Avant ma mort,
Coup de trompette qui réveille ma vieillesse
Que viennent les terreurs
Je crierai ton nom pour les éloigner
Devant tant de beauté, le mal se tétanise
Un baiser n’est pas un péché
Je ne suis pas Judas
Comment t’oublier ?
Comment te dire je t’aime Tu es si loin,
Si loin
Ton visage magnifique se brouille mais
Tes yeux d’un bleu de vague sombre
M’éclairent jour et nuit
Au profond de mon âme
Fait-il beau à Varsovie ?
Ici je me gèle.
Poème d’Henri de Meeûs,
Novembre 2019
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L’HOMME EST UNE BULLE
(Extrait des Adages d’Erasme, n°1248)
Le proverbe nous enseigne que rien n’est plus fragile, plus fugace, plus vain et plus vide que la vie humaine. En effet une bulle est cette forme gonflée et vide que l’on voit surgir dans l’eau et s’évanouir en un instant. Varron dans sa préface aux livres de l’Economie rurale dit : « Songeant qu’il faut se hâter, si, comme on dit, l’homme est une bulle, et le vieillard d’autant plus. Car ma quatre-vingtième année m’invite à faire mes bagages avant de quitter la vie. »
Lucien aussi, dans Charon, compare la vie des hommes à des bulles : les unes sitôt nées disparaissent, d’autres durent un peu plus longtemps, mais toutes se succèdent à de très brefs intervalles.
Aristote, dans ses Politiques, et au livre 3 de la Rhétorique, affirme que la vigueur du corps humain décline vers trente-cinq ans, celle de l’esprit vers la quarante-neuvième année.
Hippocrate donne comme âge extrême de la vie quarante-neuf ans. Or, si on enlève l’enfance et la vieillesse, je vous le demande, quelle petite part nous sera laissée ? Et cette part, même circonscrite entre de telles limites, mille sortes de maladies chaque jour l’assaillent, et autant de malheurs sur elle s’abattent : effondrement de maisons, empoisonnements, naufrages, guerre, tremblements de terre, chutes, foudroiement… Et que dire encore ? L’un s’est étouffé en avalant un grain de raisin ; un autre s’est étranglé à cause d’un poil avalé dans du lait. Sans compter cet autre encore qui est mort tué par un bloc de glace très dure tombé du toit. Et c’est cette créature qui fait tant de vacarme et qui trouve ce monde encore trop étroit pour ses désirs !
Sophocle dans Ajax : L’homme n’est rien d’autre qu’une ombre ou un souffle.
(Extrait des ADAGES d’Erasme de Rotterdam, volume 2, p. 172, Edition Les Belles Lettres, 2011).
Note : Les Adages (latin Adagia) sont un recueil d'adages grecs et latins, compilés par Érasme, célèbre humaniste hollandais de la Renaissance, accompagnés d'un bref commentaire. La première édition est publiée sous le titre Collectanea Adagiorum à Paris en 1500. Devant son succès, 16 éditions paraissent du vivant d'Érasme qui les augmente à dix reprises (de 820 adages en 1500 à 4 151 en 1536 dans l'édition de Bâle). L'ouvrage en tant que trésor de la sagesse antique s'appliquant à la vie moderne reste un best-seller tout au long du xvie siècle, jusqu'à sa mise à l'Index en 1559 par le concile de Trente qui le juge trop subversif.
Erasme (1466 ?- 1536)