La mort du cardinal Dubois, par le duc de Saint-Simon (extrait des Mémoires de Saint-Simon) :
« Le cardinal Dubois avait caché son mal tant qu’il avait pu, mais sa cavalcade à la revue du roi l’avait aigri au point qu’il ne put plus le dissimuler à ceux de qui il pouvait espérer du secours. Il n’oublia rien cependant pour le dissimuler au monde ; il allait tant qu’il pouvait au conseil, faisait avertir les ambassadeurs qu’il irait à Paris, et n’y allait point, et chez lui se rendait invisible, et faisait des sorties épouvantables à quiconque s’avisait de lui vouloir dire quelque chose dans sa chaise à porteur entre le vieux château et le château neuf où il logeait, où en entrant ou sortant de sa chaise. Le samedi 7 août, il se trouva si mal que les chirurgiens et les médecins lui déclarèrent qu’il lui fallait faire une opération qui était très urgente, sans laquelle il ne pouvait espérer de vivre que fort peu de jours, parce que l’abcès, ayant crevé dans la vessie le jour qu’il avait monté à cheval, y mettrait la gangrène si elle n’y était déjà, par l’épanchement du pus, et lui dirent qu’il fallait le transporter sur-le-champ à Versailles pour lui faire cette opération. Le trouble de cette terrible annonce l’abattit si fort qu’il ne put être transporté en litière de tout le lendemain dimanche 8 ; mais le lundi 9, il le fut à cinq heures du matin.
Après l’avoir laissé un peu reposer, les médecins et les chirurgiens lui proposèrent de recevoir les sacrements et de lui faire l’opération aussitôt après. Cela ne fut pas reçu paisiblement ; il n’était presque point sorti de furie depuis le jour de la revue; elle avait encore augmenté le samedi sur l’annonce de l’opération. Néanmoins, quelque temps après, il envoya chercher un récolet de Versailles avec qui il fut seul environ un quart d’heure. Un aussi grand homme de bien, et si préparé, n’en avait pas besoin de davantage. C’est d’ailleurs le privilège des dernières confessions des premiers ministres. Comme on rentra dans sa chambre, on lui proposa de recevoir le viatique ; il s’écria que cela était bientôt dit, mais qu’il y avait un cérémonial pour les cardinaux qu’il ne savait pas et qu’il fallait envoyer le demander au cardinal de Bissy à Paris. Chacun se regarda et comprit qu’il voulait tirer de longue ; mais comme l’opération pressait, ils la lui proposèrent sans attendre davantage. Il les envoya promener avec fureur et n’en voulut ouïr parler.
La faculté, qui voyait le danger imminent du moindre retardement, le manda à M. le duc d’Orléans, à Meudon, qui sur-le-champ vint à Versailles dans la première voiture qu’il trouva sous sa main. Il exhorta le cardinal à l’opération ; puis demanda à la faculté s’il y avait de la sûreté en la faisant. Les chirurgiens et les médecins répondirent qu’ils ne pouvaient rien assurer là-dessus, mais bien que le cardinal n’avait pas deux heures à vivre si on ne la lui faisait tout à l’heure. M. le duc d’Orléans retourna au lit du malade et le pria tant et si bien qu’il y consentit. L’opération se fit donc sur les cinq heures, en cinq minutes, par La Peyronie, premier chirurgien du roi en survivance de Maréchal, qui était présent avec Chirac et quelques autres médecins et chirurgiens des plus célèbres. Le cardinal cria et tempêta étrangement ; M. le duc d’Orléans rentra dans la chambre aussitôt après, où la faculté ne lui dissimula pas qu’à la nature de la plaie et de ce qui en était sorti le malade n’en avait plus pour longtemps. En effet, il mourut précisément vingt-quatre heures après, le mardi 10 août, à cinq heures du soir, grinçant les dents contre les chirurgiens et contre Chirac, auxquels il n’avait cessé de chanter pouille.
On lui apporta pourtant l’extrême-onction. De communion, il ne s’en parla plus, ni d’aucun prêtre auprès de lui, et il finit ainsi sa vie et dans la rage de la quitter. Aussi la fortune s’était bien jouée de lui, se fit acheter chèrement et longuement par toutes sortes de peines, de soins, de projets, de menées, d’inquiétudes, de travaux et de tourments d’esprit, et se déploya enfin sur lui par des torrents précipités de grandeurs, de puissance, de richesses démesurées, pour ne l’en laisser jouir que quatre ans, dont je mets l’époque à sa charge de secrétaire d’Etat, et deux seulement si on la met à son cardinalat et à son premier ministère, pour lui tout arracher au plus riant et au plus complet de sa jouissance, à soixante-dix ans. »
(Extrait des Mémoires du duc de Saint-Simon, éditions Hachette, 1858, tome XX, pages 3 à 6).
Note : Guillaume Dubois, appelé « l'abbé Dubois », puis « le cardinal Dubois », est un ecclésiastique et un homme politique français, né le 6 septembre 1656 à Brive-la-Gaillarde et mort le 10 août 1723 à Versailles. Il fut le principal ministre de l'État sous la Régence de Philippe d'Orléans.
Le cardinal Dubois (1656-1723)
Ordonné prêtre en mars 1720
Archevêque de Cambrai en juin 1720
Créé cardinal par le Pape Innocent XIII en 1721
°°°
LA CONCIERGE
____________
(Récit inédit)
Depuis vingt ans, elle gérait un immeuble pour le compte des Assurances Wolf qui la logeait dans le flat du rez-de-chaussée. Elle leur envoyait chaque mois le décompte des loyers et un rapport sur les entretiens et les réparations.
Elle s’acquittait de cette tâche avec conscience, payée par une rémunération mensuelle.
Elle vivait seule, demoiselle de soixante-cinq ans, toujours habillée d’une robe grise et d’un tablier bleu. Ses cheveux coiffés en chignon s’ornaient d’un bijou les jours de fête.
Elle sortait rarement, connaissant peu de monde, n’ayant ni amis ni amies. Nul homme ne l’avait jamais approchée. Aux distractions, elle préférait le silence de son petit appartement et sa besogne quotidienne de concierge, femme de confiance et gérante de l’immeuble.
Celui-ci comptait dix appartements, un ascenseur, un escalier de cent dix marches, une installation de chauffage central dans les caves, et des locataires tranquilles, personnes âgées, solitaires, veufs et veuves, et de temps en temps un jeune ménage.
Elle aimait les locataires. Elle n’était pas du genre à placer des pancartes Essuyez vos pieds ou Défense de cracher dans les corridors. Jamais, elle n’avait essayé de surprendre des secrets en écoutant aux portes. Elle fermait les yeux devant certains visiteurs ou certaines inconnues. Elle ne posait pas de question. Tant que les locataires étaient calmes, tranquilles et propres, elle ne disait rien. Elle n’avait jamais connu de problèmes avec personne. Elle était heureuse.
Un matin, elle reçut une lettre des Assurances Wolf, signée par le chef du service immobilier, pour lui annoncer que, suite à une nouvelle organisation, elle était priée de remplir chaque mois, dorénavant, cinq formulaires de couleurs différentes (rose, vert, jaune, violet, gris) et de les renvoyer le vingt-sept du mois au siège central des Assurances, en identifiant avec précision et de la façon la plus complète tous les locataires, les montants des loyers et des charges payés, la ventilation de ces charges selon les énergies ( eau chaude et froide, gaz, électricité, TV, téléphone) et en répartissant aussi les frais communs qui concernaient le nettoyage, le chauffage central (une vieille installation qui tombait rarement en panne), l’ascenseur, le jardin, les garages et les parkings. Elle devait inscrire le montant des sommes gardées à titre de provisions pour faire face aux dépenses imprévues et urgentes.
Elle était priée de décrire, dans une case ad hoc, le caractère de chaque locataire, la composition de sa famille, l’âge des enfants et du conjoint ainsi que le niveau des études. Une autre case permettait d’estimer le niveau de revenus du locataire, sa profession, s’il était en chômage ou retraité. Il fallait qu’elle renseigne le montant des appointements des résidents, bruts et nets reçus le mois précédent.
Wolf exigeait d’être informé de la moindre modification du climat psychologique des habitants de l’immeuble et ne tolérerait aucune plainte.
Il indiquait en outre dans sa lettre : « Vous veillerez à ne pas faire de cadeaux aux locataires. »
Elle s’affola. Les formulaires étaient compliqués. Elle téléphona pour des explications. On lui répondit qu’elle devait suivre à la lettre les notices, car les immeubles de la société étaient gérés à présent par un ordinateur.
Elle n’osa pas demander l’aide d’un locataire sans doute plus au courant de la complexité de la vie moderne car la lettre de Wolf insistait sur la confidentialité de cette nouvelle procédure informatisée.
La première semaine, elle dormit peu, couchée tard après la rédaction des brouillons de formulaires qui ne la satisfaisaient pas. Il y avait, notamment, des colonnes avec des abréviations incompréhensibles qu’elle n’avait jamais rencontrées. Elle n’osait rien inscrire sous ces signes.
Après la troisième nuit de quasi insomnie, elle se leva la bouche sèche, le cœur trop rapide. C’était la première fois que cela lui arrivait. Elle entreprit de nettoyer les escaliers mais, après dix minutes, la tête lui tournant, elle dut s’asseoir sur les marches, à côté du torchon humide et du seau rempli d’eau grise. Elle renonça à sa tâche pour la journée et s’enferma dans son rez-de-chaussée après avoir accroché à sa porte le petit panneau Je suis sortie faire des courses.
Allongée sur son lit, elle réfléchissait aux formulaires qu’elle n’avait pas encore remplis. Trop d’éléments lui manquaient. Elle ne se voyait pas sonnant aux portes pour interroger Monsieur ou Madame Dumaine ou Mademoiselle Sabin. Non, impossible.
Le vingt-six arriva, elle n’avait rien envoyé.
Le vingt-huit, on lui téléphona pour l’avertir que les formulaires n’étaient pas parvenus au service immobilier. Elle répondit qu’elle s’excusait, qu’elle avait été souffrante, qu’elle posterait les documents le jour même.
Après trois heures de nouveaux efforts, les formulaires n’étaient pas remplis. Elle s’était décidée d’inscrire certaines données mais, d’énervement, elle avait confondu celles du formulaire jaune avec les chiffres à communiquer dans le formulaire gris.
Elle fit des erreurs dans l’orthographe des noms qu’elle connaissait parfaitement. Elle gémit tout haut : «Mon Dieu, aidez-moi ». Mais aucune éclaircie dans son cauchemar.
Le lendemain matin, vers onze heures, le téléphone retentit. Elle décrocha muette.
- Allo ? Allo ? Ici Wolf, Mademoiselle. Où sont vos documents ? Vous recevrez demain la visite de nos contrôleurs.
Et il raccrocha.
C’était la fin. Elle se déshabilla, revêtit la robe noire du deuil de sa mère, se poudra, se mit du rouge sur les joues et sur les lèvres, enfila des bas de soie, chercha la bague reçue de ses parents le jour de ses vingt et un ans, et sortit du rez-de-chaussée le visage trempé de larmes.
Poussant de petits cris, les épaules agitées de soubresauts, elle monta l’escalier avec un arrêt à chaque palier, sans rencontrer personne.
Au dernier étage, elle ouvrit la fenêtre de la cage d’escalier, l’enjamba sans grande difficulté et ne fut plus qu’une chose tournoyante.
Henri de Meeûs
_______________
De Jonathan Swift (1667-1745) :
« Très peu d’hommes, à proprement parler, vivent dans le présent, ils se réservent pour une autre époque ».
« Puisque l’union de la divinité et de l’humanité est le grand article de notre religion, il est étrange de voir des ecclésiastiques totalement dépourvus d’humanité dans leurs écrits sur la divinité ».
« Le mariage a beaucoup d’enfants : Repentir, Discorde, Pauvreté, Jalousie, Maladie, Spleen, Dégoût ».
« Vénus, belle et bonne dame, était la déesse de l’amour. Junon, terrible mégère était déesse du mariage. Elles ont toujours été ennemies mortelles ».
(Extraits de SWIFT, Résolutions pour quand je vieillirai et autres pensées sur divers sujets, Gallimard, Folio sagesses, 80 pages, mars 2018).
________
Une personne défunte occupe trop votre esprit ? Il suffit de poser un acte de large générosité pour qu’elle s’éloigne.
Le chien ne se complique pas la vie ; il n’est que vie, affection, curiosité. Il observe sans cesse et ne dort que d’un œil. Il connaît les voies qui mènent à nos restaurants car je l’emmène avec moi, toujours. Cinq cents mètres avant la destination, Lola chante une petite mélopée faite de gloussements et de gémissements qui montrent qu’elle sait où nous nous arrêterons. Elle a un GPS dans l’esprit. Intelligence exceptionnelle du chien. S’il parlait, il nous dominerait.
Sans cesse transiger avec des incompétents, des lents, des peureux, des indécis, pour avancer certains dossiers. Les traîner, ces êtres incomplets, comme des boulets.
Certaines natures sont allergiques au moindre bruit qui traverse leur espace. Ils ont beau se barricader, leur sensibilité est telle que la vie sans silence est insupportable. Ils dépensent beaucoup : doubles vitrages, changements fréquents de domicile, procès, lettres à la police, au maire, à leurs persécuteurs qui ignorent leur supplice.
La paix, l’éloignement des foules, la fuite des lieux touristiques, c’est le bonheur !
Écrire commentaire