Dans le roman Extinction, publié en 1986, Thomas Bernhard décrit un frère (du narrateur dans le roman) qui a péri avec ses père et mère dans un accident d’auto :
« Pauvre type, me dis-je souvent à propos de mon frère. Ce pauvre type a été entièrement dévoré par la société qui est pour lui, comme on dit, la seule qui apporte le salut, il n’est plus rien resté de lui qui rappelle sa personnalité, comme son père, ai-je pensé, il mène la vie d’une copie conforme, comme on en trouve par millions dans notre vieille société. Il faut que tout, chez lui et autour de lui, soit vieux, esquinté, ai-je pensé, tout sauf son auto, quant à celle-ci, il attachait la plus grande importance à ce qu’elle fût la plus récente et la meilleure, ce qui signifiait qu’elle devait être aussi toujours la plus chère. Chaque année une auto neuve, telle est l’habitude qu’il a prise, parce que ma mère l’utilise, parce qu’elle-même ne possède pas d’auto, parce qu’elle n’a pas ce qu’on appelle un permis de conduire, cette auto devait être la plus belle et la meilleure à ses yeux. A présent cette auto la plus belle et la meilleure, la Jaguar, est devenue pour eux la fatalité, ai-je pensé. Leur culte de l’auto les a détruits, ai-je pensé. S’il était d’ordinaire le plus calme des hommes, lorsqu’il conduisait ce n’était plus qu’un être déchaîné, devenu totalement un être de pouvoir, ce qu’il ne pouvait être en dehors de l’auto, sa mère, la mienne, se chargeait bien de l’en empêcher, qui revendiquait ce titre pour elle-même, mais en auto, dans la Jaguar, c’était lui l’être de pouvoir et elle qui devait se soumettre, c’était lui qui décidait, sinon de l’itinéraire, du moins de la vitesse, ce qui, passagère toujours angoissée à l’extrême, je le sais, assise à côté de lui en ces occasions, la mettait en rogne comme on dit. (…) Mon frère Johannes avait souvent dit qu’il devait monter dans l’auto pour pouvoir respirer et poursuivre ses pensées ».
(Extinction, de Thomas Bernhard, L’Imaginaire Gallimard, p. 277-278).
Une belle devise pour un croyant : « Tout en Dieu ».
C’est très clair, facile à retenir, et oui, à comprendre.
Si l’amour atteint rarement la durée dans la fusion cœur-corps-esprit, cela montre que les plus exquises expériences ne résistent pas au temps, que tout change, que l’être aimé sera écarté, devenu non désirable, infidèle, négligé, décevant, odieux, et bientôt ceux qui se bécotaient tendres fiancés ne se supporteront plus. Sauf exceptions.
Un homme délaisse sa femme pour une jeunette. Cela le flatte mais le fatigue aussi. L’épouse trahie ronge son frein ; si elle ne trouve pas un autre amour, elle se détruit à petit feu, vieillit, ses dernières amies s’enfuient, lassées d’écouter ses plaintes.
Rien de plus horrible que d’entendre des femmes âgées raconter leur recherche d’amour sur des sites du Net.
Faut-il pardonner à l’être aimé sa tromperie ? Vaste programme. La jalousie n’est pas une preuve d’amour. Ceux qui pardonnent ont le cœur tendre.
Les humains abandonnés à leurs connexions multiples, Ipad, Ipod, Smartphone, Facebook, Twitter, et autres joyeusetés du net, sont les esclaves d’une société virtuelle, dont le but annoncé est l’amitié et l’amour. Miroir aux alouettes. Les ficelles sont tirées par les requins de la finance.
La terreur d’être seul pousse les êtres dans un troupeau immense et bêtifiant, « J’ai 350 amis sur Facebook », voilà leur vie. La prison du Net. Comme une secte.
X concubine avec Z durant 6 années. Après réflexion, ils décident de passer devant monsieur le Maire et monsieur le Curé. Signatures de documents, papiers divers, beau mariage, musique et traiteur, cadeaux multiples, embrassades, belles robes, messieurs très chics, exquises demoiselles, mères émues, discours des pères et beaucoup d’argent dépensé.
Un an plus tard, X dépose sur le palier de l’appartement les valises de Z et lui demande de quitter le domicile car il ne la supporte plus.
Un chien n’est qu’amour jusqu’à la fin. En cela, il dépasse l’être humain qui calcule, qui juge, qui reproche.
D. vous fatigue, vous énerve. Gardez votre calme et souvenez-vous que D est une créature de Dieu. Il est une image de Dieu. Donc il est sacré. Malgré ses défauts, ses vices, et votre antipathie.
Tant de haines sur le monde. L’homme détruira-t-il la planète ? Le cercle de feu avance toujours plus, les peuples se recroquevillent avant l’explosion prochaine. Et quelle défense ? Quels cris d’alarme ?
Les politiciens européens sont gavés et ne veulent pas quitter leur poste. Les premières économies visent les dépenses de l’armée et de la justice. Folie.
Description d’une salle de concert, par Montherlant, dans Les Jeunes Filles (1936) :
Costals regardait l’assistance. Elle était composée pour un tiers de gens qui jouissaient spontanément des bruits qu’ils entendaient ; pour un tiers, de gens qui n’en jouissaient que par une opération de l’esprit, se souvenant de tout ce qu’ils avaient lu ou entendu sur ce morceau ; l’autre tiers étant des gens qui ne ressentaient rien, mais ce qui s’appelle rien. Tous, cependant, pour recevoir la manne, prenaient les poses les plus distinguées. Des porcs à binocle feignaient que le moindre chuchotement dans la salle leur gâchât leur extase. Des porcs à lunettes se penchaient vers leur lardonne (car on voyait dans la salle des enfants de six ans, amenés là sans doute en punition de quelque faute très grave) pour lui signaler tel passage sacro-saint, afin qu’elle sût une bonne fois que c’était là qu’il fallait être émue. Beaucoup de femmes, comme la voisine de Solange, pensaient qu’il serait inconvenant de se tenir ici autrement que les yeux fermés. Une singerie unanime portait les auditeurs à s’imiter les uns les autres dans leurs airs pénétrés, tandis que de la scène la glaire sonore continuait à s’épandre, intarissablement. (Les Jeunes filles, 1936, tome 1, folio, Gallimard, p.174.)
Les jeunes étudient trop longtemps au cours des six années préparatoires et des six années du secondaire (cataloguées humanités gréco-latines ou modernes à mon époque). Mes études durèrent dix années, élève externe dans un collège de Jésuites: que de temps perdu à suivre des cours qui ne m’intéressaient pas comme l’algèbre, la géométrie, la trigonométrie, la chimie, et les autres sciences pointues, alors que je suis un littéraire et que j’aurais préféré étudier les langues plutôt que les sciences.
Il y avait, chaque année, chez les Jésuites, un cours de religion avec un examen dont les points comptaient pour le résultat final de l’année.
De suivre ces cours obligatoires, souvent mal donnés par des prêtres qui avaient sacrifié leur vie en suivant, trop jeunes, une vocation religieuse mal digérée, suscitait chez les adolescents les premiers dégoûts à l’égard d’une religion formaliste, imbibée de textes barbants de l’Ancien Testament sans prise avec la société. Je n’ai, je crois, jamais connu un professeur de religion qui m’ait fait goûter à la splendeur infinie de Dieu. Ce n’est qu’à 35 ans que j’ai compris être créé par Dieu. Et ma vie « spirituelle » n’a débuté que dans la trentaine.
Que dire aujourd’hui de l’état d’abandon spirituel des jeunes et des très jeunes de qui les parents, pour la plupart, préfèrent le foot, la tv ou internet ? Les actuels enseignants de la religion chrétienne sont laïcs - (car les prêtres ont disparu) -, laïcs parfois indifférents, souvent divorcés ou concubins, encadrés dans des programmes préétablis par une hiérarchie sans charisme, fonctionnarisée par des évêques timorés qui préfèrent les réunions multiples à la sainteté d’une vie. Comment s’étonner que les églises se vident, que les enfants et les adolescents ne connaissent plus rien en matière religieuse, que la notion de péché, que les sacrements, ne les concernent plus ? Et que l’Islam étend sa toile…
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Qui aura la peau de Malaparte ? par Myriam Izi, dans la revue de Philosophie et de littérature Philitt, Littérature, du 8 octobre 2015
La baie de Naples et le Vésuve
Pour Curzio Malaparte, la libération de l’Italie du joug mussolinien par les Alliés est une illusion. L’écrivain y voit plutôt le triomphe du matérialisme et du consumérisme. Surtout, il déplore la misère qui frappe le peuple napolitain en même temps que la décadence dans laquelle se vautrent ses élites.
Curzio Malaparte avec Fébo
Dans La peau qui paraît en 1949, Malaparte dresse un tableau sombre de l’Italie post-fasciste. À ses yeux, la libération formelle de l’Italie laisse place à une métamorphose du champ politique qui n’altère en rien la servitude de son peuple. Au fond, il n’y a pas de véritable changement : la cruauté des hommes perdure, avec ou sans Mussolini. La présence des Alliés est perçue comme hostile. Elle apporte avec elle son lot de misère et rajoute un peu plus au chaos qui domine le paysage napolitain. La force de La peau est de nous rappeler que, fascisme ou non, l’humiliation, la destruction et la misère humaine sont consubstantielles à toute offensive politico-militaire et que les violences morales ou physiques ne sont pas l’apanage des dictatures.
Naples est livrée aux plus basses vicissitudes de la part de ses habitants, les corps se négocient pour quelques cigarettes américaines ou contre quelques misérables denrées de subsistance. Corps de femmes, corps d’enfants, tout y passe sans aucune considération pour la dignité humaine. Quand on a faim, on oublie tout. Les mères vendent leurs enfants, et les femmes leur corps, les hommes se murent dans un silence. Tout le monde se découvre, se met à nu sur le marché, à la vue du public. Les corps sont omniprésents, les âmes semblent avoir disparues. C’est à cause de cette peau, cette maudite peau qui exaspère tant Malaparte : « Cela n’a rien à voir, d’être un homme convenable. Ce n’est pas une question d’honnêteté personnelle. C’est la civilisation moderne, cette civilisation sans Dieu, qui oblige les hommes à donner une telle importance à leur peau. Seule la peau compte désormais. Il n’y a que la peau de sûr, de tangible, d’impossible à nier. C’est la seule chose que nous possédions, qui soit à nous. La chose la plus mortelle qui soit au monde. Seule l’âme est immortelle, hélas ! Mais qu’importe l’âme, désormais ? Il n’y a que la peau qui compte. Tout est fait de peau humaine. Même les drapeaux des armées sont faits de peau humaine. On ne se bat plus pour l’honneur, pour la liberté, pour la justice. On se bat pour la peau, pour cette sale peau. » Malaparte dénonce le matérialisme triomphant et déjà anticipe ses dangers, il a assisté à la naissance en direct du consumérisme d’après-guerre et voit de ses propres yeux de quelles infamies sont capables les hommes « pour cette sale peau ».
L’Italie des vainqueurs
Naples est dans l’anarchie, il n’y plus de maître puisque Mussolini est défait. Il en résulte un état de nature quasi hobbesien : l’homme est un loup pour l’homme. La loi du plus fort règne, et les plus forts à Naples et dans toute l’Italie, ce sont les Alliés, plus exactement les soldats américains. Jeunes, beaux, fiers, souriants, les libérateurs regardent ces pauvres Italiens délabrés avec mépris ; « this bastard dirty people », dira le colonel Jack Hamilton.
Les nouveaux conquérants sont pourtant aimés du peuple italien, qui leur réserve un accueil des plus chaleureux notamment lorsqu’ils débarquent à Rome, et ce même si en passant, un char américain écrase un homme, devenu en l’espace de quelques secondes, un drapeau de peau.
GI’s à la terrasse d’un café
Pendant que le peuple souffre des privations et des humiliations, la fine fleur de l’élite italienne aux mœurs légères se réunit dans des salons, les bourgeois pédérastes se griment en marxistes révolutionnaires, plus préoccupés par leurs affaires de mœurs que du sort de leur pays. Malaparte assiste à l’une de ces réunions, puis à une curieuse cérémonie païenne, il en sort éprouvé. « À mes yeux, Jean-Louis était l’image même de ce que sont, hélas ! certaines élites des jeunes générations dans cette Europe non point purifiée, mais corrompue par les souffrances, non point exaltée, mais humiliée par la liberté reconquise : rien qu’une jeunesse à vendre. Pourquoi ne serait-elle pas, elle aussi, une « jeunesse à vendre » ? Nous aussi, dans notre jeunesse nous avions été vendus. C’est la destinée des jeunes, en Europe, d’être vendus dans la rue par faim ou par peur. Il faut bien que la jeunesse se prépare et s’habitue, à jouer son rôle dans la vie et dans l’État. Un jour ou l’autre si tout va bien, la jeunesse d’Europe sera vendue dans la rue pour quelque chose de bien pire que la faim ou la peur. » La décadence des élites et la bassesse du peuple italien sont tels que la rédemption devient une nécessité. La spectaculaire éruption du Vésuve vient alors purifier, par la lave et la cendre brûlantes, le péché et l’orgueil des hommes.
Le Vésuve, symbole d’une justice divine impartiale
Face à l’arrogance américaine et aux vilenies napolitaines, la réaction de la nature et ce qu’elle contient de divin se manifeste dans une éruption volcanique, telle une scène d’Apocalypse, spectacle visuel impitoyable et magnifique à la fois. Le Vésuve, « dieu de Naples, totem du peuple napolitain » se réveille et gronde la terre. Les hommes sont perdus dans les ruelles, les cris, les prières et les supplications fusent sous l’œil impassible du terrible volcan. Pour la première fois, la peau est oubliée, on pense à son âme et à se repentir. Pour la première fois, les GI’s éprouvent un sentiment de crainte, la conscience de leur propre finitude, de leur petitesse. Hommes ou femmes, Américains ou Italiens, vainqueurs ou vaincus, tous sont égaux face à ce seigneur de la mort aveugle et sans pitié.
La loi du plus fort est toujours la meilleure, et c’est bien le Vésuve qui règne depuis des temps immémoriaux. Des scènes d’offrandes pagano-chrétiennes se succèdent dans les jours qui suivent l’éruption, les napolitains sacrifient des animaux, jettent des agneaux, poulets et lapins égorgés « palpitants encore, au fond de l’abîme ». Ils offrent des présents au Vésuve : fromages, gâteaux, pains, fruits et vins sont dédiés à cette divinité terrestre. Un long cortège de femmes, d’enfants et de vieillards monte sur sa pente ornée de sculptures de lave éteinte, alternant entre prières et insultes à l’encontre du volcan. Quand les actions malsaines des hommes atteignent un point de non-retour, le Vésuve se réveille : l’hubris humain le tire de sa léthargie. Une fois éteint, désarmé de tout pouvoir de coercition, il redevient un dieu mort.
Un caméléon nostalgique de la grandeur de l’Italie
Auguste, idéal malapartien ?
L’écrivain risqua sa vie pour libérer son pays de Mussolini dont il fut pourtant proche au départ. Lors d’un discours destiné aux soldats italiens qui combattaient le fascisme, il confie : « Le nom Italie puait dans ma bouche comme un morceau de viande pourrie. » L’écrivain refuse de s’attacher à un patriotisme aveugle et prend le recul nécessaire afin de discerner les tares de son propre pays qui se situent dans le fascisme ou dans le post-fascisme. Malaparte s’identifie davantage à la Rome antique et à la Renaissance qu’à l’Italie moderne. C’est un homme du passé obnubilé par la richesse culturelle et artistique que lui ont légué les temps anciens : le patriotisme moderne ne semble pas être fait pour lui, le présent le désespère et il ne croit pas en un avenir meilleur. Ce qu’il vit au présent est vulgaire et ignoble, pessimiste résolu et réactionnaire esthétique, il est tourné vers le passé car il est attiré par ce qui est raffiné.
Malaparte est un grand cynique, il aboie pour dénoncer et aime le faire devant les grands hôtels pour déranger les clients, ces consciences tranquilles, bourgeoises, ancrées dans leur confort matériel et intellectuel. Mais son cri animal n’est pas seulement parasite, il est aussi empreint de douleur et de pitié, il crie pour ceux qui ont les cordes vocales sectionnées par la méchanceté et la cruauté humaine, qu’il s’agisse de chiens (son propre chien Fébo dans La peau ) ou d’hommes.
Myriam Izi
Extrait de https://philitt.fr/2015/10/08/qui-aura-la-peau-de-malaparte/
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De Thomas Bernhard :
Je ne connais personne avec qui j’aie envie de rester très longtemps. Dans la durée, donc, c’est impossible. Je ne peux pas imaginer, par exemple, que quelqu’un habite chez moi pendant deux jours et deux nuits, qui que ce soit, peu importe, sauf une tante, elle a quatre-vingt-cinq ans, mais même ça n’est possible que dans certaines conditions, c’est difficile aussi, mais là on passe au grotesque et c’est donc supportable. Mais plus d’une semaine, même ça c’est impossible. » (Interview avec Asta Scheib, Sur les traces de la vérité, 1986)
L’interview complète en anglais : http://www.thomasbernhard.org/interviews/1986intas.shtml
(Asta Scheib is a journalist and writer born in Bergneustadt (Germany) in 1939. Among her novels are Children of Disobedience (Kinder des Ungehorsams), On this Side of the Moon (Diesseits des Mondes), and "Fear of Fear" ("Angst vor der Angst") which was made into a film by Rainer Werner Fassbinder in 1975.)
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Thomas Bernhard
1931-1989
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