Une fois par mois, je déjeune au restaurant avec trois amis qui furent mes collègues dans une banque. Nous avons le même âge et des goûts communs, le principal étant celui des livres. Mais à chaque repas, des questions portent sur le sort de leurs parents atteints d’Alzheimer, qui achèvent leur vie dans des maisons de soins.
Mes parents sont morts depuis longtemps, mais je comprends l’inquiétude et la fatigue de mes amis.
Pour ceux-ci : souffrances lors des visites, et déprime après la visite car ils savent que le malade, sitôt la porte refermée, a oublié que son enfant de 70 ans est venu passer une heure pour un dialogue vain.
Chez les vieillards dévastés : des bribes de souvenirs d’enfance et d’adolescence émergent encore.
Et le signe d’une mort prochaine : quand les malades annoncent J’ai vu Papa, j’ai vu Maman, personnes mortes depuis longtemps confondues avec le fils ou la fille qui étaient venus rendre visite.
Mme X, Alzheimer, du fond de sa chambre, accuse son fils chéri de la voler alors qu’il n’en est rien. Conséquence : le fils a renoncé à la voir, et compense, en les multipliant, les visites à son père, dément aussi, couché dans une autre chambre.
Un prêtre français très connu qui, durant 10 ans, à Marseille, remplissait son église grâce à une belle liturgie, à des homélies captivantes, fonde une communauté de prêtres en Belgique, « les saints apôtres ». L’archevêque belge responsable de l’Eglise belge, Mgr L, a accepté de les parrainer.
Arrivent très vite des séminaristes français nombreux qui préfèrent cette communauté de séminaristes à d’autres situées en France.
Une magnifique église du centre de Bruxelles, fermée depuis des années, est rouverte pour la communauté naissante. Grande affluence. Eglise comble. Mais jalousie des prêtres belges modernistes ou postconciliaires desservant des églises voisines qui se vident. Hélas, le parrain-protecteur de la communauté, l’archevêque de Bruxelles Mgr L. prend sa retraite. C’est alors que tout s’effondre. Privée de son protecteur, la jeune communauté française est dissoute par le nouveau cardinal belge Mgr De K, sous le prétexte que les évêques français peuvent souffrir du départ des séminaristes français hors de France.
Les protestations, les plaintes des fidèles belges resteront sans effet. La communauté est dispersée, comme le fut Port-Royal. Le Vatican n’a rien fait pour sauver les semailles. Destruction d’une œuvre religieuse. Il ne faudra plus pleurer sur les vocations qui se tarissent.
J’ai rencontré Montherlant. En 1962, j’avais 19 ans et lu presque tous ses livres parus jusqu’alors. Je m’étais posté sur un trottoir du Quai Voltaire où il habitait.
Je n’avais pas pris rendez-vous. J’espérais le voir sortir de son immeuble.
Après ¾ d’heure d’attente, je l’aperçois venant d’en face de mon poste de guet ; il traverse d’un pas rapide, en ligne oblique, le quai, au milieu de la circulation, et gagne l’entrée cochère de son logis. En courant, je le rattrape au moment où il gravit l’escalier vers l’entresol. Beau dallage de marbre et riches boiseries.
Montherlant, (65 ans), est un homme racé, vêtu d’un costume de flanelle bleu.
Il n’est ni petit, ni grand, et sa large carrure est celle d’un ancien athlète (Les Olympiques). Ceux qui se sont moqués de son physique (« Buste à pattes », disait Céline ») sont à côté de la plaque ! Je me présente comme un lecteur admirant son œuvre et de nationalité belge.
Nous parlons debout sur le palier aux murs en pierres de France devant la porte de son appartement.
Il sourit de voir mon enthousiasme car je lui pose plusieurs questions concernant son œuvre et les livres annoncés par lui mais non encore publiés. Il répond à tout.
Je n’ai jamais rencontré durant ma vie une personne s’exprimant avec une telle courtoisie. Celle d’un autre temps. J’étais l’adolescent de 19 ans qui avait lu ses livres et il ne mettait pas fin à notre conversation. Il me prenait au sérieux. Un moment, il m’invite à entrer dans son appartement. Et moi, le dernier des crétins, craignant de le déranger, je décline son invitation, idiot que je suis, esclave des convenances. Occasion manquée !
Montherlant a répondu aux deux lettres que je lui avais écrites. La première en 1961 à propos d’une étude rédigée à 16 ans que je lui avais envoyée sur sa pièce Fils de Personne. Il avait annoté mon analyse de ce drame qui évoquait un épisode de sa vie privée, soit les relations difficiles entre un père exigeant et un fils médiocre. Il m’écrit : « J’ai lu avec beaucoup d’intérêt votre étude sur Fils de personne. Votre analyse est profonde. Une sorte de critique telle que la vôtre n’existe plus guère en France. Fils de personne est au répertoire de la Comédie française depuis 1953, mais je me suis toujours opposé à ce que cette pièce fût reprise. Le caractère français d’aujourd’hui ne supporte pas l’expression de l’autorité. (…). Je vous signale une phrase de Péguy : « A douze ans, la partie est jouée ».
Montherlant ajoutait qu’il était toujours en relation avec celui qui fut le prototype de Gillou.
La seconde lettre, je la lui adressai en 1970. C’était après avoir vu à la Comédie française sa pièce magnifique Malatesta. Je reproduis ici une phrase importante de sa réponse du 18 février 1970 : « Quant au désespoir moqueur, j’ai eu, je crois, dans la sérénité, toutes les formes du désespoir, comme j’ai toutes les formes de tout ». Voilà ce qui explique parfaitement l’écrivain qui se comparait parfois au démon Légion de l’Evangile.
Montherlant fut mon père en esprit tandis que mon père de sang fut mon nourricier.
Que de fois au restaurant, le serveur qui a pris les commandes, doit revenir « parce qu’il n’a pas bien compris ». Ils sont jeunes, ne notent rien, et une fois dans la cuisine, la mémoire fait défaut.
Montherlant et les médecins :
« Si mes souvenirs sont bons, j’écrivais il y a deux ans (dans Explicit Mysterium) que, ce qui me frappait le plus chez le médecin, c’était le manque de conscience. Il me semble que j’écrirais aujourd’hui que c’est l’inintelligence. Il est vrai que cette inintelligence, dans un tel emploi, constitue un manque de conscience, du moins involontaire.
La légèreté avec laquelle un médecin vous conseille une opération. On s’y refuse, et guérit.
Le médecin est un malade. Je veux dire qu’il participe à cette maladie du genre humain, de ne savoir pas se mettre à la place des autres. Par exemple, il vous ordonne un régime sévère. Mais il le fait sans se rendre compte que, permettre à un homme une cigarette ou une tasse de café par jour (en principe interdits), c’est le sauver de la neurasthénie. Et la neurasthénie est aussi grave que la maladie d’estomac.
Un médecin vous ordonne jusqu’à sept spécialités par jour. Après quinze jours, il s’effare de votre langue chargée. Comment non ? On ferait un volume avec des faits de cette nature.
Le grand médecin qui, à huit jours d’intervalle, vous donne des conseils diamétralement opposés sur un point de la dernière importance. Comme le grand avocat. Sous-entendu : « Vous croyez donc que je n’ai que vous en tête ! » Et on ne peut pas le lui faire remarquer, parce qu’il vous tuerait encore davantage.
La manière dont le malade doit guider le médecin a de quoi faire rêver.
Toute ordonnance du médecin doit être révisée par le malade : révisée dans le sens du bon sens. Cela aussi fait rêver.
Pline fait allusion à un personnage qui s’est suicidé « pour échapper aux médecins ».
Un faux diagnostic pour deux cents francs seulement, c’est donné. (Novembre 1931.)
(Montherlant, Carnets XX, 1930 à 1944, Pléiade, Essais, page 1020).
Les livres importants, parmi d’autres :
1) Extinction, de Thomas Bernhard
2) Amras, de Thomas Bernhard
3) Le Terrier, et La Métamorphose, de Kafka
4) Les Jeunes Filles, de Montherlant
5) Les Essais de Montherlant en Pléiade (nrf), avec ses Carnets et ses textes sur la campagne de 1940
6) Le Curé de Tours, de Balzac
7) Le Joueur de Dostoïevsky
8) L’éternel mari, de Dostoïevsky
9) La mort d’Ivan Illitch, de Léon Tolstoï
10) Le Chaos et la Nuit, de Montherlant
11) Voyage au bout de la nuit, de Louis-Ferdinand Céline
12) L’œuvre poétique d’Aragon
13) L’œuvre poétique de Marie-Noël
14) Le Journal de Kierkegaard
15) Les Célibataires de Montherlant
16) Les Chants de Maldoror, de Lautréamont
17) Mort à crédit de Louis Ferdinand Céline
18) La Correspondance de Gustave Flaubert
19) L’œuvre poétique de Saint John Perse
20) Les Mémoires du duc de Saint Simon
21) Port-Royal, de Montherlant (théâtre)
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Mon arrière-grand-mère aimait dire à table, en famille : « Elevez des cochons, vous aurez du lard ; élevez des enfants, vous aurez des ingrats ».
La tragédie des joueurs de cartes : le temps perdu à des riens. Je ne joue jamais aux cartes et pourtant j’y suis bon.
Montherlant, dans ses Carnets de 1934, au sujet des gens de sa famille :
« Ils ne se meuvent ni sur le même plan que moi, ni sur le même rythme, ni dans le même élément. Ils ont beau être relativement intelligents, ils ne me jugent jamais comme un individu singulier, assez lucide et d’assez d’expérience pour connaître ce qui lui est bon et mauvais ; ils me jugent, et voudraient me conduire, selon leurs principes. Rien n’y fera. Je serais mille fois plus célèbre que je ne le suis, il en serait de même. Ils veulent me faire entrer dans un cadre et je ne veux pas. Ils veulent avoir barre sur moi, par une femme qu’ils me donneraient. J’aimerais mieux en avoir une qui échouât avec moi, que je me serais donnée moi-même, qu’une qui réussît, reçue d’eux. Par elle ils s’introduiraient dans ma vie. Ils me rongeraient comme on ronge un os ». (Essais, Montherlant, Pléiade, p.1127).
« Nous dépensons une fortune en secrétaires, en sténos, en taxis, etc., dont le seul office est de nous faire gagner du temps : par exemple, un taxi sans être pressé, seulement pour nous faire gagner dix minutes de travail. Puis nous passons cinq heures d’une journée (de huit heures du soir à une heure du matin) chez des inconnus ou quasi, à dire et à écouter des riens, au milieu d’idiots, et à nous ennuyer mortellement ». (Montherlant, Carnets 1934, Essais, Pléiade p. 1127).
Les écrivains les plus sombres sont souvent les plus comiques : Bernhard, Caraco, Montherlant, Beckett, Lautréamont, etc. Les écrivains vertueux, optimistes, sont ennuyeux, et les écrivaines manquent parfois d’humour.
Je n’ai jamais admiré les chasseurs. Des assassins d’innocents, accumulant leurs exploits, cartouches et fusils de tous calibres, casquettes et parkas, gilets de chasse et pantalons imperméables, chiens et traqueurs, petit gibier ou grosses bêtes. Cela a coûté son trône au roi d’Espagne. Bien fait pour lui.
Voici, sur ce sujet, quelques lignes d’un récit gardé dans mes tiroirs, Le Comte de Lorgeron :
Libéré de corvée professionnelle, le comte de Lorgeron chassait dans le monde entier. En Europe d’abord, petit gibier et gros gibier, faisans, perdreaux, lièvres, lapins, chevreuils, cerfs, sangliers, mouflons, tétras, grouses, gibier innombrable de bêtes innocentes abattues par centaines au cours d’innombrables journées de chasse à la fin desquelles les chasseurs, entourés des traqueurs, s’admiraient en posant devant leurs trophées.
Il y eut une période Afrique, notamment au Congo belge, pour tuer les buffles, les gazelles, les lions, les éléphants, et certaines espèces non encore protégées. Cela donnait des émotions. Il marchait dans la savane ou la forêt, escorté de boys et de porteurs chargés comme des mules. Il avait même tiré un hippopotame sur un lac à bord d’une longue barque qui s’était approchée silencieusement de l’animal endormi.
Pour chaque victime abattue, les indigènes, les bras couverts de sang, criaient, chantaient et découpaient sur place la bête pour se partager les meilleurs morceaux.
Chaque fois qu’il rentrait de ses chasses, Isabelle et lui se retrouvaient avec passion, avec des gémissements et parfois des cris, mais leur amour humain était un amour taché par le sang des créatures de Dieu tirées par la carabine du comte, les innocentes chéries du Créateur pour lesquelles, seul, je verse des larmes.
Les époux-amants n’étaient pas conscients du ruissellement de sang des animaux massacrés. Pour les victimes vidées de leur existence, elles qui n’aimaient rien que le soleil, la lumière, l’eau fraîche d’un lac, c’en était fini à jamais de brouter les herbes délicieuses, de poursuivre des proies pour leur repas, de vivre, de vivre, de vivre, de nourrir leurs petits, d’engrosser leur amour sur cette planète habitée par des chasseurs vampires. Le soir, ces créatures si belles, si admirables, étaient allongées couvertes de sang, raides et mortes, dans les alignements de cadavres exposés pour la gloire du comte de Lorgeron, le héros de Saumur.
Horreur de ce monde, horreur de ces meurtres considérés comme un passe-temps par ceux qui payeront ces tueries après leur mort. S’il y a une justice.
Religio depopulata. Les prophéties de saint Malachie datent de 1150. Elles se composent d’une série de devises en latin résumant chacune, en quelques mots, la personnalité d'un pape ou l'histoire de son règne. Malachie avait annoncé Religio depopulata (Religion décimée) pour caractériser celui qui règnera sous le nom de Benoît XV (1914-1922) pendant la première Guerre Mondiale.
Quand on voit aujourd’hui les églises désertes de notre pays, les fermetures et les désacralisations, quelle est la prophétie pour le pape de l’actuel désastre ? C’est en effet avec le pape François que Malachie clôt la longue succession des papes, en prophétisant : Petrus Romanus, avec un texte explicatif :
« Dans la dernière persécution de la sainte Église romaine siégera Pierre le Romain qui fera paître ses brebis à travers de nombreuses tribulations. Celles-ci terminées, la cité aux sept collines sera détruite, et le Juge redoutable jugera son peuple ». Cette dernière prophétie apparaît pour la première fois dans l'édition princeps d'Arnold Wion du Lignum Vitae de 1595.
Avis aux amateurs et aux éclairés, mais rira bien qui rira le dernier, avec le fou de Corée du Nord, prêt à faire sauter la planète ...
On comprend mieux pourquoi le 266ème pape, Jorge Mario Bergoglio, a préféré choisir le prénom de François plutôt que celui de (Petrus) Pierre. Au conclave, certains cardinaux auraient-ils conseillé de ne pas choisir le nom de Petrus ? Le jésuite argentin n’a pas voulu affronter la prophétie. En choisissant le prénom François, il montrait que dans son cœur, il avait choisi PETRUS, mais inutile de semer la panique !
Sur les chiens, cet extrait des Carnets d’un ami français, Simon Anger, spécialiste de Montherlant :
Dieu que j'aime les chiens, n'importe quels chiens, tous les chiens. Les disgracieux comme les plus nobles, les gros bulldozers comme les infimes caniches. Match, Médor, Keiser, Dick, Sultan, Werner; j'en passe et des meilleurs. Leur bonne bouille, leur truffe à l'affût, leurs babines qui dégoulinent de plaisir, leur regard si mélancolique qu'on croirait qu'il cache un défunt au fin fond de leur âme mystérieuse. Le regard du chien est leur secret sur terre. Il dévoile tant d'humanité vraie que l'on devrait appliquer ce nom commun au profit des animaux seuls. Ils observent mieux que n'importe quel romancier, comprennent le monde mieux que n'importe quel psychologue et savent pourquoi ils sont sur cette terre. Le flair du chien dépasse l'intelligence de n'importe quel génie. Et quelle beauté, quelle majesté! Voir ces magnifiques chiens conduire un aveugle à destination me réconcilie avec le monde. Une soirée avec un chien ne peut jamais être décevante car le chien ne joue jamais de rôle. Il est lui-même, fidèle en amitié jusqu'à la mort. Il est grand devant la souffrance et face à la mort qui arrive, il se retire, se cache sous un meuble (pour ne déranger personne et par extrême humilité) et attend qu'elle vienne l'emmener au paradis des clebs. Jamais de décadence chez le chien. De la grandeur et de la tristesse de n'être que chien aux yeux des hommes. (Simon Anger, Carnets 2004) (Lire aussi son article Montherlant essayiste sur : www.montherlant.be/article-113-anger.html)
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